Dimanche, 18 juin

Un chapiteau, au centre de la plaza Bibarrambla ; l’Andalousie, ce soir, nous fait la fête...
¡ Arriba Granada !1



Le vent a soufflé toute la nuit.
Par trois fois, je me suis levé, pour boire.
Lorsque j’ouvre, ce matin, le vent n’a pas cessé ; il balaye la rue ; les détritus, papiers, gobelets, abandonnés hier soir, filent à toute allure. C’est l’horreur, les déchets vont à contresens de notre chemin. Le vent persiste et signe : sud-nord !
Le patron nous a dit hier, lorsque nous l’avons averti de notre heure de départ, que le bar n’ouvrait qu’à huit heures. Arrivés au rez-de-chaussée, à l’heure sonnante, les bras pleins de sacoches et autres ustensiles, il n’y a personne, le bar est fermé ! Alors qu’on charge nos vélos, voilà quelqu’un qui émerge, plutôt mal réveillé !
Il est à l’heure ; à peine a-t-il ouvert son bar que le premier client arrive. L’homme est attablé, un petit verre d’alcool devant lui ; quelle est son histoire, quel est son parcours ? Connaît-il quelqu’errance ?
N’appréciions-nous pas, Stéphane et moi, hier, devant une bière fraîche, l’instant présent ? Chacun sa route, chacun son chemin ; j’aimerais bien, cependant, pouvoir entendre le message de ce voisin...

Le petit déjeuner est bref ; un chocolat de bonne consistance, deux madeleines de style riquiqui et nous voilà dehors ; il est à peine plus de huit heures.
La grand-rue est déserte, le vent s’y engouffre et balaye tout sur son passage, la température a chuté.
Nous avons l’impression de passer dans un village abandonné, l’atmosphère est sinistre. Mes jambes ont du mal à se mettre en marche, mes fesses refusent la selle, le démarrage est très lent.
« No hay boda sin tornaboda. »2

A la sortie de Jódar, un bout de bretelle nous ramène sur la A301 quittée hier en arrivant, celle-ci entre-temps a décrit un demi-cercle pour éviter l’agglomération.
Les oliviers grimpent, la route aussi, nous avons toujours en point de mire les sommets de la sierra de la Cruz, les plus hauts se situent à quinze cents mètres.
Les oliviers frémissent, moi aussi, ils me donnent la chair de poule ; le vent et la pente sont contre nous ; je suis contraint de pédaler d’entrée avec mon 30x24. Même les ombres des arbres, bien distinctes sur les terres labourées, ont du mal à s’accrocher...

Nous avons cent deux kilomètres à parcourir pour voir Grenade, en ce quatorzième et dernier jour ; enfin une étape raisonnable !
« A camino largo, paso corto. »3 Pourquoi ne pas nous l’être appliqué plus tôt ?

Nous traversons aujourd’hui la province de Jaén, nous l’avons entamée depuis hier, après celle de Ciudad Real.
Les quelques nuages du début de matinée se sont dissipés, l’Andalousie se pare encore, en ce dimanche, d’un ciel azuré.
Les mécaniques sont maintenant décoincées ; dans l’ascension, prendre son mal en patience et bien enrouler...
Les parois de la montagne se rapprochent de nous, le vent tourbillonne et on finit par l’avoir de tous bords sauf, manque de chance, de celui qui nous intéresse.

Une station-service ici, au bout de cette montée, tient du miracle et vient à pic, pour nous, en ce milieu de matinée. Il faut nous ravitailler sans plus tarder ; le premier village, ce matin, sera Guadahortuna, distant de Jódar de quarante et un kilomètres !
La station est flambant neuve, comme la route qui nous y a amenés. Déserte était la route, déserts sont les abords des pompes à essence. Le bar est une merveille, tant par ses finitions que par sa netteté. Il n’est plus désert, un homme est au comptoir qui prépare deux bocadillos de jamón, deux cyclos sont attablés devant una cerveza et une assiette de tapas ; déjà !

Pour continuer, nous dévorons des kilomètres de descente jusqu’à la route de Huelma. La nôtre continue et nous propose la Cuesta los Gallardos, une bifurcation qui passe par un col perché à mille cent quatre-vingts mètres ! Nous refusons l’invitation malgré l’intérêt que nous portons aux petites routes ; mais même en traçant droit, la A301 amorce une remontée. Entre deux bosses, nous avons, je pense, choisi la moindre.
Nous avons perdu le río Jandulilla avec lequel nous avons flirté longtemps au plus haut de la sierra de la Cruz.

Je crois que cette fois, nous avons perdu tous les nords...

Le vent semble s’être calmé ou alors nous en sommes protégés !
Dans la descente sur Guadahortuna, je laisse aller la monture et je m’offre quelques instants de position jockey, debout sur les étriers... J’ai l’impression de chevaucher mon Pégase, les ailes déployées.
Les cultures ont quelque peu pris la place des oliviers que nous avons laissés là-haut sur la montagne.
D’une descente, nous repartons en montée.
Après Guadahortuna que nous n’avons pas vue parce que la route ne fait que la frôler, nous poursuivons par la A323 qui laisse aussi sur le côté El Navazuelo.
A nouveau une longue côte, de longs kilomètres qui s’égrènent péniblement mais maintenant, le moindre petit bout de route que nous laissons derrière, nous rapproche grandement de l’arrivée.
Puis nous avalons, toujours aussi seuls, la distance, plus favorable, qui nous sépare de la A340. Nous empruntons un court instant cette nationale, elle va se jeter sur la grande N323 qui n’est autre que l’autopista qui relie Madrid à Grenade. Depuis hier, le tracé de notre route reste parallèle, mais à distance, de cette grande voie. On ne pourra pas éviter cette autopista pour rentrer dans Grenade mais en attendant, on bifurque sur la gauche pour Iznalloz, kilomètre soixante-cinq de ce dimanche matin. De là, une petite route, non numérotée – tellement petite qu’elle en est inquiétante, au regard de la carte – nous rapprochera du terme de notre voyage.
Iznalloz était bien placée sur notre parcours pour la pause repas mais l’heure et les renseignements glanés ici à propos de la petite route qui évite, sur une douzaine de kilomètres, la N323, nous encouragent à rallonger, d’autant que notre état, et c’est tout à fait surprenant, est encore potable.
Iznalloz est une petite ville, il est midi ; à la recherche de notre chemin, nous nous sommes arrêtés près de l’église, il y a foule.
Un attroupement se forme autour de nous. Des jeunes, des moins jeunes, voyant que nous sommes en conversation avec leurs coreligionnaires, rappliquent.
Leurs visages s’illuminent, je vois leurs yeux émerveillés devant les deux pédaleurs que nous sommes.
« ¡ Vienen de Marsella ! »4
Ils détaillent nos machines, nos bagages, veulent tous adresser la parole à ces deux voyageurs au long cours, à bicyclette.
Nous n’aurons pas de mal à trouver notre route, nous avons profusion d’indications.
A Deifontes, « hay para comer »5. Celle qui nous enchante le plus, c’est « todo llano a lo largo del río »6.

La route chemine le long du río Cubillas, la voie ferrée nous a retrouvés et nous accompagne sur ces derniers kilomètres.
Il est environ treize heures lorsque nous arrivons à Deifontes. Le restaurant qu’on nous a indiqué est trop bien pour nous ; il nous faut monter haut dans le village pour trouver un bar. Ça a l’air d’embêter le patron et la patronne de faire la cuisine, alors derniers bocadillos pour le dernier repas avant la fin de ce voyage.
Avant de quitter Deifontes et de prendre la dernière carretera, j’appelle nos supportrices pour leur indiquer notre heure d’arrivée, que je situe vers seize heures.
Ce soir, la femme du cyclo dormira sur ses deux oreilles...
Il nous reste un petit tronçon de route, entre le rail et le río, avant d’arriver sur l’autopista puis vogue la galère, ce qui doit nous faire une trentaine de kilomètres.
La voie ferrée nous serre d’un peu plus près. A trop vouloir nous frôler, nous finissons par lui passer dessus.

Nous sommes tout petits sur les quatre voies de la N323 qui nous emmène, sous le soleil, vers Grenade.
Les voitures sont rares, à cette heure-ci, les Espagnols s’apprêtent à déjeuner ; aujourd’hui, nous les avons précédés. Loin devant, légèrement sur l’est, se dresse un imposant massif, c’est la sierra Nevada. Une sierra de plus me direz-vous ! Mais celle-là, c’est le top des sommets, une dimension autre que celle des chaînes de montagnes que nous avons croisées ! Comme son nom l’indique, elle est enneigée, ses plus hauts pics avoisinent les trois mille cinq cents mètres, la neige y est éternelle.

Ce dernier tronçon est vallonné mais restera facile, et puis maintenant, rien ne presse...

Nous allons les regretter ces carreteras, elles nous ont adoptés, nous ont permis de dérouler nos rêves malgré quelques fois des éléments perturbés pour nous ramener à la réalité...

J’aperçois sur notre gauche les premières maisons aux dômes blancs, vestiges d’un long passé arabe. Je me revois quelques années en arrière, émerveillé, un après-midi d’octobre, alors que j’arrivais en autocar, vingt heures après être parti de Marseille. Cette image m’est restée.
Granada, ¿ dime si de mí te acuerdas ?7

L’homologue espagnol d’un de nos grands supermarchés est toujours là, pas très loin de la estación de autobuses8, nous entrons dans la ville, il n’est pas encore seize heures.
Ici, j’ai de bons points de repère, pour y avoir tournicoté, surtout lors de mon premier séjour.
Pour augmenter mon plaisir, je prends San Juan de Dios, Gran Capitán, Emperatriz Eugenia ; je voudrais ensuite emprunter la calle Pedro Antonio de Alarcón, célèbre pour sa fréquentation nocturne – ici, on fait « la marcha »9 – mais je la rate ! Stéphane suit sans rien dire, il se laisse conduire, il visite ! Et nous nous retrouvons Camino de Ronda, c’est-à-dire sur le boulevard extérieur qui n’est toutefois pas la monstruosa circunvalación10 !
La circulation était très fluide aux abords de la ville, elle l’est aussi dans ces grandes rues que nous empruntons et puis aujourd’hui, c’est dimanche, les conducteurs sont plus détendus...
Maintenant, il nous faut remonter vers le centre ville, direction la cathédrale. Au premier feu, pied à terre pour traverser la grande artère, et nous remontons Sócrates. Première à droite et nous voilà calle Tablas ; je reconnais le bel hôtel Reina Cristina.
Au bout de Tablas, à l’angle de la plaza de la Trinidad, j’aperçois, à une cinquantaine de mètres, attablées sur la terrasse du bar accolé à l’hôtel Zurita – le Guerrero café - deux têtes bien connues.
Il est seize heures, presque sonnantes.
J’aurais bien aimé un dernier « tango » ; pas de problème pour la cerveza mais je n’arrive pas à expliquer à la serveuse ce qu’est la grenadine...

La jeune patronne de l’hôtel nous ouvre les portes du garage, nous défaisons nos sacoches pour la dernière fois ; mon compteur s’est arrêté sur cent douze, que je n’efface pas...

Ce soir, sur une autre terrasse, cette fois plaza Bibarrambla proche de la cathédrale, je savoure l’instant, je laisse encore et encore tremper mes lèvres dans ma cerveza fresca11.
Au milieu de la place, un chapiteau, l’Andalousie chante et danse...
Grenade est toujours aussi belle.
Demain est programmée l’ascension de la Cuesta de Gomérez, à partir de la plaza Isabel la Católica. Cette grimpette ne sera pas trop dure pour nous, elle est courte ; le minibus nous montera au palais de l’Alhambra, forteresse-palais des derniers souverains arabes qui domine la ville.

Tu vois Cécile, ¡ aquí estoy !12

Así pasaron los días.13

Mon rasoir, lui, a retrouvé son aspect d’origine ; j’ai, depuis, renouvelé la grille ; cette fois, j’en ai trouvé une grise.
La savonnette Mariblanca est toujours à la même place, elle ne m’interpelle plus de la même façon.

13 mars 2003.



« On ne peut pas connaître un pays par la seule science géographique. On ne peut rien connaître par la simple science, c’est un instrument trop exact et trop sûr. Le monde a mille tendresses pour lesquelles il faut voyager pour les comprendre avant de savoir ce que représente leur somme. Seul le marin connaît l’archipel. »

Jean GIONO


« Caminante, son tus huellas
el camino y nada más ;
caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
...
Caminante, no hay camino
sino estelas en la mar... »14

Antonio MACHADO