Samedi, 17 juin

Mais Grenade est-elle si belle, que même si près du but, il faille encore tant souffrir !



Un petit vent est déjà levé à sept heures trente, le soleil aussi, mais le fond de l’air est fresquito1.
L’unique bar, qui était fermé lors de notre promenade nocturne, est ouvert depuis six heures, probablement pour les ouvriers agricoles... Ils ont démarré tôt ce matin, c’était effectivement vers six heures, j’ai entendu des moteurs démarrer. Les foins n’attendent pas. Ils étaient couchés tôt aussi, hier soir...
La télé, c’est de circonstance, brame déjà.

Instants d’effroi tout à l’heure, au moment d’aller récupérer nos machines ; à peine aux abords de la porte du garage, de méchants aboiements nous arrêtent !
« Les enfoirés ! Ils ont enfermé leurs chiens là-dedans, hier soir, sans nous prévenir ! »
Il faut dire que nous les avons rangées où nous avons pu et comme la première partie était particulièrement encombrée, d’une part, et que d’autre part nous ne voulions pas qu’elles soient trop en évidence, elles étaient dans un recoin, à l’abri des regards... les proprios ne pouvaient les voir et n’ont pas dû se rappeler.
Au gros féroce, je parle en français, bien derrière la porte ; cela n’a pas l’air de l’amadouer. Alors j’essaye l’espagnol, « ¡ tranquilo el perrito ! »2.
Tant pis, on prend des risques ! Je pousse la porte délicatement ; finalement, ils ne sont pas si méchants, ils reculent légèrement, ils sont même plutôt apeurés. C’est vrai que deux grands gaillards comme Stéphane et moi, dont un en rouge et blanc, ça en jette !

Après un café et deux ridicules madeleines car le bar n’a pas encore été approvisionné, nous enfourchons nos vélos et rebroussons chemin. Nous allons redescendre vers Villamanrique, et ce, durant les sept kilomètres gravis hier soir.
Nous quittons Puebla del Príncipe, un havre de paix ; il est huit heures ; c’est notre avant dernière étape.

Nous sommes seuls sur la CM3202 ; il fait bon rouler, à la fraîche, sous un ciel céleste qui ne se lasse jamais du bleu.
Nous récupérons Villamanrique et notre tracé laissés hier soir.

Les cultures s’estompent pour laisser la place à des chênes, des buissons ; de petites forêts coiffent les sommets. La sierra nous reprend, nous chevauchons sur ses hauteurs.
J’ai beau scruter tous les horizons, je ne vois pas de cerfs ! Dommage ! Par contre, que de petits lapins, de perdreaux et perdrix qui détalent, sans trop de panique cependant, leur frayeur est passagère. Là, la perdrix fait un petit bond de deux mètres, pour se mettre à l’écart, puis nous regarde passer... Le gibier foisonne.

La route est étroite, mais belle ; elle est à nous. Le vent d’est reste léger en cette matinée.

Je m’arrête pour fixer un tableau bucolique à deux pas de notre chemin ; un berger et ses moutons. Droit sous un grand chêne, appuyé sur son grand bâton, il fixe son troupeau ; l’herbe est dorée.
Une retenue d’eau sur notre droite, pas étonnant que le gibier prolifère !
Dans le paysage de ce début de matinée, si ce n’est cette route qui serpente, la nature est restée à l’abri de la société des hommes, propre.

Nous empruntons successivement la CM3129 et la J6200 jusqu’à Venta de los Santos, la J6210 jusqu’à Montizón, la J6140 jusqu’à Aldeahermosa et la J6130 jusqu’à Castellar de Santisteban. Ces villages sont déserts, en ce samedi matin ainsi que toutes ces petites routes qui les relient, pas le moindre petit pot d’échappement pour nous salir l’air...
Vingt-neuf kilomètres sans habitation et âme qui vive ; des moutons veulent nous empêcher de rentrer dans ce premier hameau, mais le berger les rappelle à l’ordre.
Il n’y a guère d’attroupement autour de ce marchand ambulant ; une seule cliente, à la recherche de ses plus beaux légumes, à l’entrée du village de Venta de los Santos.
Montizón a une bien jolie place. Le río du même nom prend sa source ici, il n’est pour l’instant qu’un filet d’eau.
Nous laissons Aldeahermosa sur les flancs sud de la montagne et arrivons à Castellar de Santisteban ; nos estomacs sont pris de contractions ; cela fait deux heures et demi que nous pédalons sur un parcours plutôt descendant mais accidenté. Cette fois, le village est accroché sur les flancs nord des hauteurs opposées. Une côte sévère nous sépare des premières habitations ; Stéphane est d’accord pour poursuivre jusqu’au prochain village qui se trouve à huit kilomètres, nous nous rassasierons là-bas.

Les petites routes empruntées ce matin étaient en bon état, mais la A312 sur laquelle nous nous trouvons maintenant est une classe au-dessus, elle est très roulante et nous nous précipitons vers notre halte. Onze heures quinze, nous avons parcouru cinquante- neuf kilomètres, nous sommes à Santisteban del Puerto ; il est grand temps de nous mettre quelque chose sous la dent et surtout, calmer nos estomacs. La chaleur est maintenant de la partie et il commence à faire soif.
Santisteban est un village plus important que les précédents, d’aspect agréable. Près d’une grande place, aux lauriers éclatants, avenida de Andalucía, un beau bar nous accueille.
Avec la première caña, le jeune serveur nous a apporté une assiette contenant deux tranches de pain avec sur chacune, deux belles tranches de jambon cru et sur le pourtour, des amandes grillées salées.
Avec la deuxième – la première était riquiqui – nouvelle assiette avec deux tranches de pain, une tranche de tomate, du hareng, des olives cassées.
¡ Olé Andalucía !3
Nous avons droit à des tapas royales ; amuse-gueule spécifiques à l’Andalousie.

Le royaume des tapas – chaudes ou froides – rassemble tout ce qui peut se servir en petites portions. C’est Alphonse X, le Sage, roi de Castille, qui en a établi la coutume, au douzième siècle. Soucieux de tempérer les effets de la boisson sur ses sujets, il imposa en effet aux cabaretiers de ne jamais servir de vin sans l’accompagner de nourriture. Le roi est mort, les tapas demeurent ; vive le roi !


La télé braille ; la machine à sous, déjà occupée, tinte ; la musique coiffe le tout ; quel charivari alors que nous ne sommes que cinq, en comptant les deux barmans !
Vite, à nos montures, laissées à l’ombre des lauriers.
Des affiches nous indiquent que d’autres nous ont précédés par ici, il y a très longtemps.
Des dinosaures ont laissé leurs empreintes il y a deux cent trente millions d’années, une ère – secondaire – où tout le monde allait pedibus ; nos deux roues n’en laisseront pas autant, mes enfants !
Calle Convento4, en légère déclivité, au sortir du bar, un recoin avec des poubelles, des bennes à papier, à verre, et au sol des débris de verre... vus trop tard et pour cause, c’est notre treizième jour de routes espagnoles et nous n’en avons encore jamais rencontrés !
Je paye mon inattention une cinquantaine de mètres plus haut, c’est ma roue arrière qui en a récolté un !
En cherchant où il s’est planté, je m’aperçois que mon pneu est perforé en de multiples endroits ; je revois l’épisode de la route en travaux, et des cailloux... Je constate aussi que je ne suis pas plus performant pour remonter cette roue qui m’avait déjà donné du mal lors de la première crevaison. Si j’en reste là, au niveau des crevaisons, une le deuxième jour, une l’avant-dernier, quelle aubaine !

Nous poursuivons sur la A312, direction Navas de San Juan qui se trouve à quatorze kilomètres ; midi a commencé à chercher quatorze heures.
D’interminables étendues d’oliviers agrippés sur les innombrables flancs des collines qui s’étalent à perte de vue, sont maintenant notre horizon. Ici, l’homme a modelé la nature à son avantage, ce paysage est une réussite, fait de bouquets tantôt verts, tantôt gris sur cette terre ocre rouge que rien ne souille, l’herbe n’y a pas droit de cité.
Je ne résiste pas, il faut que je foule cette terre et que je frôle ces feuillages. J’ai du mal avec mes chaussures, mon vélo aussi, à avancer dans l’oliveraie fraîchement labourée, pour poser.
L’image est trop belle, elle fera partie du butin de cette expédition ; merci Stéphane !

Navas est devant nous, ceinturée par les oliveraies. Depuis Puebla, nous sommes redescendus de quatre cents mètres ; la température, elle, s’est élevée ; le soleil plombe et le vent semble être passé dans un four.
La route pour Ubeda part vers l’ouest et passe par Arquillos, c’est toujours la A312, je l’avais préférée à la J6004 qui va plein sud et au plus court mais qui coupe un massif et qui de plus n’est pas représentée par un trait bien épais, alors que la première contourne la bosse.
Près de la fontaine où nous nous sommes arrêtés pour boire frais et changer l’eau de nos bidons, des enfants jouent, le grand-père veille. A la demande de Stéphane, qui préfèrerait raccourcir – je suis tenté aussi – je questionne le pépé sur la praticabilité de la pequeña carretera5 qui va directement sur Ubeda.
« ¡ No está mala ! »6
Le problème, c’est qu’on évite Arquillos, le seul village d’ici à Ubeda, le seul endroit où l’on peut espérer déjeuner. Arquillos est à onze kilomètres, qui ne devraient pas être trop durs ; Ubeda, en coupant, est à près de trente et on ne trouvera rien pour manger.
Tiendra-t-on jusque là ?

Nous nous retrouvons dans la même situation qu’hier, et midi s’est grandement rapproché de quatorze heures.
La tentation de gagner des kilomètres, sur ce parcours chaud et bosselé, l’emporte.

Une bonne montée nous attend sur une route très étroite mais praticable. Au sommet, le Santuario de Nuestra Señora de la Estrella7 veille sur Navas.
Nous pouvons récupérer dans une descente qui nous amène sur la A301.
¡ Aquí también OBRAS !8
Ce panneau a le don de me terroriser depuis que nous roulons sur cette terre espagnole. Il nous faut pédaler sur un passage empierré ; j’ai la hantise de crever ayant vu de près tout à l’heure l’état de mes pneus. Cette fois, ce ne sera pas si long, le macadam réapparaît. Nous avons débouché sur la fin des travaux, ceux-ci s’étendent surtout en direction d’Arquillos.
La vie a ses hauts et ses bas, la route aussi ; nous étions dans un creux, voilà qu’elle repart vers des hauteurs, passé le río Guadalimar.
Il doit nous rester une douzaine de kilomètres ; ce sera une marche forcée où les montées, la chaleur, le vent, la faim, et surtout la soif, vont nous lessiver. Le vent n’est pas de grande force mais il est brûlant et rajouté au reste... il devient éxécrable.
C’est fini, je ne peux plus boire l’eau de mes bidons, elle est imbuvable de par sa température qui doit au moins avoisiner les quarante degrés.
Cette fois, nous y sommes dans le Sud.
Ma bouche est complètement desséchée, je la remplis de cette eau chaude, pour l’humidifier uniquement et mouiller mes lèvres, puis je la recrache sur mes bras et le dessus de mes cuisses, cela me provoque une sensation de fraîcheur.
Pas question de s’arrêter sur la route, il n’y a pas le moindre centimètre carré d’ombre. Les seuls arbres sont ceux des oliveraies. Nous en pénétrons une – elles sont rarement accessibles – pour prendre quelques minutes de répit. Et là, la faim qui me harcèle, me fait refaire un inventaire des poches annexes de mes sacoches, il me faut à tout prix trouver quelque chose à manger. Je déniche un dernier pain d’épice !
Merci Nuestra Señora de la Estrella, mais nos estomacs devront se contenter d’une demi-portion !

Pour ce qui est de notre pain noir, nous sommes servis, celui-là nous ne l’avions pas épuisé !

Je ne sais plus où j’en suis du chemin qu’il nous reste à parcourir pour atteindre la ville ; la route grimpe encore, lorsqu’une propriété, telle un mirage, surgit sur notre droite, au sortir d’une courbe. Les habitants sont sur leur terrasse ; nous nous approchons du portail, eux aussi. A bout de soif, je demande de l’eau fraîche. Un homme pénètre dans la maison et en revient avec un cubitainer en plastique de cinq litres, sorti du réfrigérateur. J’en prélève un peu dans mon grand bidon pour la boire sur le champ, puis je le remplis ; Stéphane en fait autant.
Ils nous disent que nous sommes pratiquement arrivés.

Je comprends mieux l’expression « Irse por los cerros de Ubeda » qui se traduit mot à mot par « S’en aller par les monts d’Ubeda » et qui veut dire divaguer !

En fait, nous divaguons encore pendant deux kilomètres.
Ubeda est bien là ; la route, enfin, ne monte plus. La zone industrielle, modeste, est déserte.
Première rue, premier bistrot ; vite, vite à l’intérieur ! Nous sommes au bout du rouleau !
Midi a largement dépassé quatorze heures, nous avons fait plus fort qu’hier ! Nous sommes allés au-delà de l’heure espagnole ; il est presque « l’heure des brousses », comme disent nos voisins du Rove, dans nos Bouches-du-Rhône, lorsqu’ils vont chercher le fromage frais chez les chevriers locaux, en fin d’après-midi !
Il est quinze heures vingt, soit plus de sept heures pratiquement en non-stop, pour cent douze kilomètres !
Quelle journée équilibrée, comme celle d’hier ! Il n’y a pas de quoi en être fiers, vu l’état pitoyable dans lequel nous terminons ; et pourtant, nos décisions sont mûrement réfléchies !

Avant toute chose, je me fais servir un « tango » sur mesure, je dose ma grenadine ; il me faut me retaper.
On nous a installés dans une petite salle à manger où nous sommes seuls à déjeuner. La téloche jacasse ; nous n’en avons que faire ; nous espérons que cette halte va nous redonner quelque énergie pour atteindre la fin prévue.
Je ne bouge plus, je ne parle pas, je n’entends plus rien, je ne pense pas, peu m’importe le contenu de mon assiette ; je limite mes mouvements, je me concentre sur ma récupération...

Ubeda mériterait que l’on s’attarde sur les vestiges de ses splendeurs passées, en particulier ses monuments de style Renaissance, mais nous sommes polarisés par notre fuite en avant...
Jódar n’est distante que de vingt-deux kilomètres mais nous sommes avertis que cette unité de longueur, dans les sierras andalouses, a une autre dimension !
Pour quitter Ubeda et prendre la route du Sud, il faut partir vers l’ouest, direction Jaén et reprendre tout de suite la A301 laissée tout à l’heure.
Après quelques tergiversations – plusieurs fois font coutume – nous nous retrouvons sur le bon chemin et qui plus est, c’est une descente ! Une dizaine de kilomètres, à fond de train, et nous passons sur le río Guadalquivir, celui qui passe à Cordoue, Séville, avant de filer vers l’Atlantique ; il prend sa source dans la sierra de Cazorla toute proche.
Qu’est-ce que ces sierras sont génératrices de ríos !
Il suffit de passer le Guadalquivir, la gare de Jódar est là ! Elle est bien loin de son village ! Son village est haut perché, en voilà la raison ! Le fleuve a tracé le chemin du ferrocarril, et il ne monte pas à Jódar.
La vue en face de nous est horrifiante, une barrière plus haute que les autres. Jódar se trouve quelque part en montant, à une dizaine de kilomètres.
¡ Hay que subir, nada más !9

La chaleur s’est accentuée ; nous galérons contre un vent de face qui nous brûle le visage.
Du sol, du goudron, remonte un air chaud, je le sens monter sur mes jambes, je le respire. Pas question de boire l’eau, je rince ma bouche, j’humecte mes lèvres, puis j’asperge en recrachant l’eau, les parties exposées de mes bras, de mes jambes. J’arrose mon visage et ma nuque modérément mais presque continuellement. Ma bouche est sèche aussitôt.

Il n’y a rien sur les côtés de cette route pour s’abriter du soleil, c’est pédale ou crève !
Même si les arbres sont par milliers autour de nous, c’est un comble, on ne peut profiter de leur abri ; de profonds et larges ruisseaux, de chaque côté, empêchent l’accès aux oliveraies.
Nous pouvons enfin en pénétrer une, un chemin y conduit. A l’ombre salvatrice des oliviers – l’air qui les traverse est un peu moins chaud, il sort de l’ombre – nous essayons de récupérer et de nous réconforter. Stéphane me fait profiter de son expérience ; il me tend sa bouteille d’eau en plastique qu’il charrie en supplément de ses bidons mais celle-là, il la transporte, coincée dans ses bagages, dans une de ses sacoches arrière, et plus précisément dans celle qui, lorsqu’on roule, se trouve du côté opposé au soleil ; elle profite ainsi de l’ombre de celle qui est exposée ! Son eau n’est pas fraîche mais les quelques degrés qu’elle a de moins que celle de nos bidons, la rendent buvable. Positionnée où elle est, elle est aussi plus abritée du rayonnement montant du macadam.
Il me donne un chewing-gum ; la mastication fait saliver et la bouche est ainsi moins sèche. Cela s’avèrera efficace.
Nous repartons ; mais démarrer en côte avec un gros chargement, nécessite toute une technique, et surtout mon plus petit braquet.

J’ai beau peser de tout mon poids sur les pédales, j’avance faiblement ; je ne vois pas Stéphane derrière moi, il n’est pas au mieux non plus.
Je suis en perdition sur ces derniers kilomètres.

Le soleil, encore haut, un tantinet hautain, projette mon ombre sur l’asphalte ; l’image au sol est nette et pédale avec moi quelques dizaines de mètres. Dans cette ombre, qui peine ainsi sur la route, pour l’avoir vue maintes et maintes fois, en d’autres circonstances, je reconnais quelqu’un, je vois mon père. Sa silhouette m’escorte, mes racines sont là ; j’y puise la volonté et l’énergie qui me lâchent.
Cette terre qu’il marque aujourd’hui, cette terre sur laquelle il s’est tant penché, cette terre, ce sera son Panthéon.
Cette image furtive, sur cette route au pied de la sierra de la Cruz, est dedans mon être, une empreinte indélébile...
Que cette trace qui s’efface maintenant, revienne, m’accompagne au plus haut et ne m’abandonne jamais. Puis-je toujours marcher avec elle !

Un nouvel arrêt m’est nécessaire après seulement deux kilomètres.
Mais Grenade est-elle si belle, que même si près du but, il faille encore tant souffrir !
Je vais mettre plusieurs fois pied à terre ; je ne passe pas le cap des deux kilomètres, mes jambes n’en veulent plus.
Mon regard, droit devant, loin, scrute l’horizon, cherche le bout de la route, en espérant entrevoir la fin de nos errances de ce jour.

Et malgré les circonstances, j’avance.

¯ Et j’avance j’avance j’avance
...
Malgré tout c’qui me tue j’avance j’avance ¯

Même si c’est tout doucement.
Cette fois, mes jambes refusent d’enfourcher cette machine que je ne peux plus faire avancer, elles décident de continuer d’elles-mêmes.
Deux cents mètres les relaxent et me permettent de reprendre le dessus sur elles, je repars.
Stéphane a continué pendant ma marche forcée. Lorsque je le revois, il a pris l’allure du pistard juste avant de lancer le sprint, planté sur son vélo, il fait pratiquement du surplace ; il m’attend.
La route part sur la gauche, il s’est engagé sur une bretelle, elle va tout droit ; au bout de celle-ci, émergent des habitations, les premières sur ces vingt-deux kilomètres effectués depuis Ubeda.
Jódar, enfin !

Un rocher gigantesque tombe à pic sur notre droite, la ville est étroite, coincée par la montagne. Les deux tours carrées du castillo maure dominent. Si sentinelles il y a, nous sommes repérés depuis un moment, mais notre assaut n’a pas dû causer grand trouble, vu le temps de la grimpée et l’état de déconfiture dans lequel nous nous présentons !
Il est dix-huit heures quarante.

Il y a énormément de monde et grand ramdam sur la petite plaza de España, qu’entourent l’église, l’ayuntamiento, des bars restaurants, des commerces...
Mais notre préoccupation n’est pas là ! Je demande à quelques pépés qui font la causette devant la mairie, où se trouve la pensión Los Molinos, c’est la seule dont j’ai connaissance. Leurs regards empreints d’étonnement se portent au bout de la longue rue, qui continue après la place, à l’extrémité du village, mais ils nous disent qu’il n’y a pas d’habitaciones à Los Molinos ! Puis leurs regards se tournent vers les bâtiments face à nous ; « aquí, hay habitaciones »10, et je comprends, à leur expression, que ce n’est pas la peine d’aller plus loin, qu’ici c’est très bien. Effectivement, au-dessus du store vert déroulé du Bar Comercio, sous les balcons du deuxième étage, en grosses lettres, on peut lire Pensión Bar Comercio. Obnubilés par Los Molinos et groggy de fatigue, nous avons raté le panneau. Nous sommes volontiers convaincus.
Le propriétaire, qui tient le bar, nous héberge pour un prix encore plus modique que les précédents jours ; la chambre est coquette, elle donne sur la place. La salle de bains dans le couloir, avec ses faïences luxueuses, est tout de suite occupée...
Je m’asperge longuement, je voudrais que l’eau s’infiltre dans mon corps, pour le revivifier...
Après avoir raccroché la tringle que j’ai fait dégringoler en tirant le rideau de la porte fenêtre qui donne dans la rue, nous descendons nous mêler à la foule. L’on s’agite beaucoup, surtout aux abords de l’église et moult curieux observent.
« ¿ Que pasa aquí ? »11, je m’adresse à un badaud.
« Están de boda. »12, me répond-il.
Je réfléchis, je cherche ; ce mot ne me revient pas !
Voyant mon regard interrogatif, il rajoute : « Se casan. »13.

Cette fois, je comprends.
L’heure est tardive pour ce mariage ; y en a-t-il eu d’autres auparavant, veut-on éviter le cagnard andalou du milieu de l’après-midi ?
Le parvis de l’église s’est vidé, ils sont tous rentrés ; ils vont s’unir pour le meilleur et pour le pire... à l’heure de l’apéritif, voire du dîner.
Nous remontons la calle Sanabria, doucettement, histoire de détendre nos jambes et de nous imprégner de Jódar.
Dans un petit boui-boui, d’une ruelle transversale qui semble arrêtée au fond par la paroi de la montagne, nous faisons une halte, avant le parcours retour. Il n’y a même pas de bar à l’intérieur ; une table est occupée, nous nous installons sur la deuxième ; il n’y a même pas la pression ! Nous dégustons une boisson ramenée de l’arrière-boutique, un genre de sirop blond d’orge et de houblon, capsulé, prêt à boire. Le patron nous cause, il y a un petit échange amical.
Revenus plaza de España, nouvelle pause, dans un bar à tapas, à côté de notre pensión, et un vrai ! Les tapas sont servies à profusion, pour accompagner la boisson ; la cerveza est à la pression ; nous en redemandons...
Les portes de l’église s’ouvrent, c’est fini, ils se sont dit «  »14.
Le parvis est à nouveau encombré. La célébration a duré un temps fort long. Tout ce beau monde, endimanché, s’engouffre dans un grand autocar de tourisme, et vogue la galère, vivent les mariés ! Je trouve l’idée du car fort à-propos.
Bar ou pas bar à proximité, le large paseo15 est maintenant jonché de fauteuils sur toute sa longueur, le trottoir est recouvert de plastique, blanc, vert et rouge. La fontaine aux multiples vasques s’est retrouvée encerclée par cette marée de sièges.
Nous sommes toujours les seuls clients depuis tout à l’heure ; nous avons ouvert le bal des tapas et des cervezas.
Je savoure avec Stéphane ces instants de récupération, nous avons besoin de nous refaire une santé.
Ne pas bouger, ne même pas penser...

Le soleil a fini son chemin lui aussi, il a rejoint l’horizon que nous masque la sierra Mágina ; un petit air souffle sur notre placette, il fait nettement moins chaud.
Il est vingt-deux heures, il semble que la population se soit donnée rendez-vous, elle arrive de tous côtés. Les terrasses, en une quinzaine de minutes, se sont remplies.
Quatre jeunes filles, douze, quatorze ans, sont attablées, elles sont venues en éclaireur, manifestement d’autres vont venir. Arrivent quatre jeunes garçons du même âge et le serveur prend les commandes. Le service est rapide ; ils ont tous pris des boissons non alcoolisées, l’Amérique est bien placée sur la table, et ils ont aussi des assiettes bien garnies.
Pour nous, quelques bocadillos complèteront nos copieux amuse-gueule.

Le samedi soir, à Jódar, on se régale en famille dans les bars à tapas ; tous les habitants du village, de sept à soixante-dix-sept ans, sont de sortie. Pour les parents, la boisson la plus prisée est la cerveza.
Je passe une soirée délectable, il règne dans cette rue une convivialité rare, qui n’a pas son pareil dans bien de nos sociétés « évoluées ».

Ils sont tous bien sympathiques dans ce village ; ces gens-là vivent en parfaite harmonie, ils m’ont l’air heureux, simplement !

« O temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »

Tout cela me revigore, les forces m’en reviennent.

Nos vélos sont toujours dans le hall ; avec toute cette population devant l’hôtel, ils ne risquaient rien. ¡ Aquí no pasa nada !
Ils ont eu la vie dure aujourd’hui mais ne se sont jamais plaints ; ils encaissent tout sans dire mot ; là, ils ont récupéré, ils sont prêts à repartir. Ils nous ont fait aujourd’hui cent quarante-deux kilomètres de sierras surchauffées. Même le « tic-tic » de mon petit plateau ne s’est pas manifesté, dans les plus forts pourcentages ; le premier graissage, le seul, de Tolède, a suffi pour le faire disparaître. La graisse des bicicletas Moreno a été efficace et n’a pas sombré dans la fournaise d’Ubeda. Par contre, il y a eu des débordements autour de la petite boîte, dans la poche avant de ma sacoche de guidon ; le lubrifiant, là, a pris chaud. Un petit sac plastique, de ceux que j’utilise pour protéger mon compteur de la pluie – sage précaution – a évité de graisseux dégâts.

Il est pratiquement minuit lorsqu’on se couche ; en bas, règne un brouhaha infernal... Cet après-midi, nous étions seuls sur la route, pas âme qui roulait, par contre ce soir, il y a du monde dehors !

La nuit a posé son noir manteau ; me reviennent ces vers de Lamartine, qui suivent ceux des « heures propices » que le poète veut immobiliser :

« Mais je demande en vain quelques moments encore
Le temps m’échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : « Sois plus lente » ; et l’aurore
Va dissiper la nuit. »