Vendredi, 16 juin

Où il apparaît que le cyclo errant présente des signes de lassitude...



Notre direction est plein sud ce matin, par la CM3107.
Celle-ci démarre à l’extrémité sud de la ville ; nous sommes complètement à l’opposé. Hier après-midi, nous avons beaucoup tourné et viré avant de nous orienter ; ce matin, ce serait bête de refaire quelques tours pour trouver cette route qui doit nous emmener à Manzanares.
Elle tire droit pendant quarante huit-kilomètres... sans le moindre petit village. Nous allons être isolés.

Marie-Louise s’en était allée direction ouest par la N420, la Ruta de Don Quijote, vers Puerto Lapice ; c’est là que l’hidalgo, pressé d’entreprendre son périple, se serait fait armer chevalier par le tavernier ... Elle a préféré rouler à l’ouest de l’autovía NIV mais a dû l’emprunter sur un tronçon, avant de revenir sur son côté est, le nôtre, sur Ubeda.
J’ai demandé à la patronne du Numancia, le chemin le plus direct pour sortir de la ville mais ses explications me paraissent, et se révèleront, confuses.
Il est huit heures, le ciel a gardé son beau bleu mais un très léger vent s’est déjà levé.
La CM3107, petite route jaune sur la carte, bien loin de tout, sur un fond blanc vide, me laissait croire que nous allions traverser un désert.

Il n’en est rien. Ces quarante-huit kilomètres seront attrayants même si le décor va rester constant.
Des petites habitations blanches, éloignées de la route, des fincas1, des tracteurs dans les champs, des ouvriers travaillant dans les vignes, des planteurs qui plantent je ne sais quelle espèce, des plants de melon ou de pastèque, des maïs avec un arrosage intégré, des cultures de céréales ; l’agriculture va bon train entre Alcázar et Manzanares. Nous aussi sur cette longue portion aplanie ; mon braquet de 42x15 tourne joyeusement.

Au départ d’Alcázar, un gigantesque moulin se dresse au beau milieu des vignes, ses ailes sont tournées face à la route, il est au modèle de ceux de Campo de Criptana mais de construction plus récente. Un large chemin démarre d’entre deux énormes piliers blancs, le portail est bleu et grand ouvert. C’est une propriété magnifique, je ne peux m’empêcher de fixer l’image. On ne doit pas faire ici grand commerce de meunerie, c’est plutôt une fantaisie du propriétaire.

Dans cette interminable traversée, seulement deux petites routes vont croiser la nôtre.
La première, après vingt-cinq kilomètres ; un panneau nous indique Argamasilla de Alba et Tomelloso sur la gauche. Miguel de Cervantes Saavedra aurait ébauché les premiers chapitres de son roman dans ce village d’Argamasilla alors qu’il y était emprisonné pour des déboires avec le fisc. Tomelloso est connu pour ses vins et ses coñacs2.

A la deuxième, nous pourrions bifurquer vers la gauche pour rallier La Solana mais on manquerait Manzanares et je veux m’y arrêter parce que je risque de manquer de pesetas ; mon viatique a considérablement diminué. Il serait bon que je me refasse...
Il me reste quelques francs, je devrais trouver un cambio3 ou une banque, la ville compte dix-huit mille habitants.
Peu avant Manzanares, on moissonne ; une lourde machine avance, pas à pas, dans un gros nuage de poussière.
Notre premier contact, après la cinquantaine de kilomètres de campagnes traversées, est le polígono industrial.
Nous entrons dans la ville en suivant scrupuleusement les panneaux Centro Ciudad4.
Il y a quatre ans, j’arrivais ici, mais par l’extérieur et par la nationale IV qui descend de Madrid. Le bus Nice-Algésiras de la compagnie « Intercars » que j’avais pris à Marseille, fait, entre autres, et après Madrid, une pause casse-croûte à Manzanares avant de poursuivre sa route pour Grenade. Il met à peine dix-sept heures pour faire Marseille-Manzanares, vingt heures pour atteindre Grenade, quand tout se passe bien. Aujourd’hui, nous en sommes à notre douzième jour, soit à environ une centaine d’heures de pédalage...

Le centre ville est coquet ; dans une rue piétonne, je trouve une caja de ahorros5, l’argent doit y couler à flots, vu le luxe. Je vais changer mes cent derniers francs. Ma tenue ne doit pas être courante dans un tel endroit, je surprends les deux préposés ! Il me faut sortir ma carte d’identité. L’un des deux, après hésitations entre eux, saisit le numéro sur son ordinateur ; il n’est pas content, ça ne marche pas comme il veut. Il me demande l’ordre de mes prénoms, c’est René François ou François René ? Il bataille une dizaine de minutes sur son clavier, en vain ; pour finir par me dire qu’habituellement c’est son collègue qui s’occupe de ce genre d’opération et qu’il est sorti boire un café ; et si je veux bien revenir un peu plus tard !
Il est dix heures trente, ils ont ouvert à neuf heures trente et l’autre est déjà au bistrot !
Les ouvriers qu’on a vus ce matin dans les champs ne doivent pas avoir la chance de ces employés !
Je lui dis que l’affaire est bien compliquée alors qu’il ne s’agit que d’échanger cent francs contre à peine deux mille cinq cents pesetas !

Nous allons patienter dans un bar proche car le desayuno de ce matin, nous l’avons maintenant aux talons. Un café et un croissant seulement, la faim commençait à nous tenailler. Un bocadillo y una caña de cerveza nous remettront d’aplomb. Ici aussi, le verre sort du congélateur, pour que la bière reste fraîche plus longtemps.

Je retourne à la banque « El Monte », pour ne pas la citer ; le troisième employé a regagné son poste. Lui, qui est au courant de ce type de transaction, m’informe qu’il y a une commission de mille deux cent cinquante pesetas, soit cinquante francs, à verser pour tout change. Donc mes cent francs ne seraient plus que cinquante !
« ¡ Tontos y además ladrones ! »6

Arrêtons-là les frais, et sauvons-nous de cette bande de malfrats !
Je compterai mes pesetas de plus près ...

Finie l’allégresse du pédalage de cette première partie de matinée ; pendant cet intermède, le vent a forci et il vient du sud-est, notre direction jusqu’à Villanueva de Los Infantes. Nous devrions déjeuner là-bas ; La Solana arrive trop tôt, elle ne se trouve qu’à quatorze kilomètres et Villanueva trente et un après. Nous devrions pouvoir faire ces quarante-cinq kilomètres avant la comida ; de toute façon, la carte ne nous propose pas le moindre petit hameau entre La Solana et Villanueva. Nous n’avons pas le choix, il nous faut assumer la condition de forçat qui est quelquefois la nôtre.
Nous passons Membrilla sur la N430 puis La Solana, la route est à peu près plate, nous sommes passés de six cent soixante à sept cent quarante mètres ; nous recevons le vent en pleine figure, nous évoluons par vent debout...
Notre direction maintenant, sur la CM3127, est plutôt sud sud-est ; cette fois, nous remontons le vent de très près, nous le prenons de trois quarts face.
Sur nos embarcations, pas de dérive pour nous empêcher de « déraper » ; il nous faut donner contre cette mauvaise fortune, force coups de pédales. J’incline ma colonne bien bas.
Nous sommes sur un faux plat qui monte, Villanueva est à neuf cent vingt mètres, un faux plat interminablement interminable.

Et toujours en point de mire, la fin de la montée là-haut et une fois en haut, ça repart tout droit et ça remonte, et ça souffle... Et ça dure trente et un kilomètres, je les compte un par un ; depuis La Solana, des panneaux les matérialisent, toujours tout droit. La seule distraction sur ce trajet rectiligne, le seul endroit où la route fait deux coudes successifs : la retenue d’eau del puerto de Vallehermoso; une légère déclivité nous fait passer ce col de la mini Sierra de Alhambra ; nous traversons, au pied d’un petit barrage, le río Azuer. Dans ce paysage sec, sur cette étendue dépouillée, ventée, complètement inhabitée, la présence de cet immense bassin surprend ; j’aperçois un champ de luzerne.
J’ai vidé, sur ces kilomètres de grande sécheresse et de grande solitude, mes deux bidons d’eau.

Nous arrivons enfin à Villanueva, il est quatorze heures vingt, et nous avons fait quatre-vingt-dix-neuf kilomètres ; le vent nous a déshydratés ; cette fois, nous sommes « cuits aux patates » ! Il est temps de manger.
Nous sommes à l’entrée ouest de la ville, à l’intersection de quatre rues.
Un homme à cheval avance, bouclier sur le côté et lance pointée vers le ciel. La patte avant droite relevée, la bête a la tête basse ; le regard de l’homme cherche au loin, ils semblent tous les deux fatigués. Ils sont d’ébène, devant un panonceau géant bâti en pierres et blanchi à la chaux.
Dans ce lugar de la Mancha8 qu’est Villanueva de Los Infantes, on a aussi figé la silhouette du personnage de Cervantès.
Alors que nous sommes plantés là devant El Quijote et sa Rocinante peints de noir, une charmante demoiselle traverse le carrefour où pas une voiture ne passe.

Pourquoi cette jeune fille que nous abordons et à qui je demande « ¿ Dónde se puede comer ? »9, après nous avoir montré une station service à quelques courtes pédalées de là, rajoute « ¡ Podréis descansar ! »10 ? Sont-ce nos têtes faméliques, avons-nous des mines si pitoyables, pour qu’elle nous prodigue tant d’attention !
Il y a effectivement un bar restaurant adjacent à la station, nous sommes sauvés !
Il est bondé ; c’est un routier.
Aujourd’hui, les deux cyclos français ont battu les Espagnols, à plate couture, à l’entame proche du déjeuner. Et à huit heures ce matin, qui c’est qui était déjà sur la route ?

La paella est le plat du jour, ce sera le nôtre.
Elle est là devant moi, je l’attendais plus que le Messie, les formes sont arrondies, le pied est élancé, elle est d’un blond ravageur ; je laisse tremper mes lèvres desséchées dans ma « Cruzcampo » fraîche ... longtemps. Et je recommence ... , je la bois à petites gorgées, je savoure mon bonheur.
Mes jambes apprécient ce repos tardif.
La télé ronronne, bien évidemment, mais la salle étant petite et l’autochtone jactant bien fort, on ne l’entend pas.
Les Espagnols aiment le frais – il faut compenser le cagnard qui règne dehors – ; déjà hier soir, chez Paco, les tranches de melon sortaient du réfrigérateur ; notre tranche de pastèque est glacée, ce qui n’est pas pour déplaire à mes lèvres qui caressent la chair rouge avant qu’elle ne se fonde...
Tout à l’heure, lorsque nous sommes arrivés, les clients étaient déjà tous attablés ; maintenant, nous sommes les seuls, ils ont tous repris leur route, qui n’est pas la nôtre ; à chacun la sienne. Cette fois, c’est la télé qui a repris la situation en mains et qui donne de la voix. La météo annonce une vague de chaleur et des températures élevées ; elle doit être dans le vrai, ce matin, à Manzanares, nous avons vu clignoter vingt-six degrés. Est-ce cette information, la soif me reprend ? Sur une table voisine, une bouteille d’eau d’un litre et demi, à moitié consommée, toute embuée, donc encore probablement fraîche, semble me narguer. Je lorgne sur elle depuis quelques instants. Au serveur qui vient s’enquérir de nos desiderata, je demande si nous pouvons la récupérer. Il nous l’amène ; nous la vidons.
L’accueil a été remarquable dans ce petit restaurant, les routiers étaient sympa, le restaurateur aussi, l’un ne va pas sans l’autre. On y resterait volontiers un peu plus mais il nous faut repartir, la route nous appelle ; l’objectif, toujours en point de mire ... Nous en sortons péniblement ; il est quinze heures cinquante !
Nous repartons, nous n’avons rien vu de Villanueva de Los Infantes, ville d’origine romaine au riche passé historique ; ici mourut l’écrivain Quevedo, dans une cellule du couvent Santo Domingo.

La CM3129 nous entraîne tout de suite ... et là-bas, l’horizon prend de la hauteur. Nous allons retrouver, en cette fin de voyage, un parcours en dents de scies ; les sierras nous attendent de pied ferme.
L’objectif de la journée est Villamanrique où nous espérons trouver quelqu’ hébergement, toutefois à ce sujet, je suis plutôt inquiet parce que mes recherches à distance sont restées vaines.

Villamanrique est un petit village, il ne nous reste que vingt-six kilomètres à parcourir pour l’atteindre, mais la matinée a été longue et a laissé des traces...
Des parcelles de terre colorées, vallonnées, font un paysage facile à croquer ; pas âme qui vive dans cette peinture brune, verte, blonde...
Le fond de l’air est agité et chaud. Nos bouches sont tout de suite desséchées.

Le río Jabalón que nous franchissons n’humidifie pas grand chose, je vois deux petites flaques en bas, sous le pont... de part et d’autre, des pierres...
Un enclos blanc avant le village au loin, des cyprès très hauts, c’est un cimetière, casé au beau milieu des vignes.

Un son de cloche retentit à Cózar, il est seize heures trente ; le village est un désert de silence. Seul le vent, qui nous est toujours défavorable, bruisse dans les plus hauts feuillages. Notre direction s’étant orientée carrément sud, nous l’avons plus de travers que de face.
Deux voitures, trois tracteurs parés de leurs herses ou outils rotatifs, trois autres de leurs remorques, sont garés dans la rue principale ; les machines attendent au soleil leurs propriétaires qui prolongent la pause...
Seulement une dizaine de kilomètres depuis le restaurant et déjà, nous éprouvons le besoin d’une halte !
J’éprouve surtout le besoin de m’enquérir du résultat de la deuxième étape de la randonnée de mes deux accompagnatrices qui, elles, naviguent sur le bord de mer...
Une petite place, mais de grands arbres et de la fraîcheur, des lauriers roses et blancs, des oiseaux qui donnent un concert, et surtout une cabine téléphonique... un petit jardin public, une fontaine, des bancs... nous ne demandions pas cet éden ! Nous y goûtons bien volontiers.
Et ce portable de Michèle, quelque part sur la route de Grenade, que je ne peux joindre ! Elle a pourtant souscrit l’option « Europe » !

Des rosiers bordent la rue par laquelle nous entrons dans Torre de Juan Abad, nous passons devant la Casa Pepa, au soixante-trois de la rue Calvario, une des rares pensions que j’avais relevée au hasard de mes dérives sur le web espagnol. J’avais noté deux pensions sur Villanueva de Los Infantes, celle-ci que nous venons de voir et puis plus rien dans toute la région, mais croyant en ma bonne étoile, je me persuadais qu’à Villamanrique, nous trouverions quelqu’abri.
Nous entamons la conversation avec plusieurs habitants, nous voulons être rassurés, si nous continuons, quant à un hébergement sur Villamanrique, parce qu’après, Venta de los Santos, prochain village sur notre route, est à trente kilomètres, et les sierras se sont rapprochées ! Nous interviewons ça et là, je rentre même dans le garage d’un réparateur d’engins agricoles ; Il y a là la femme, le jeune fils ; notre périple les intéresse, à notre tour d’être interviewés. Ils nous disent que demain, le paysage sera magnifique jusqu’à Venta de los Santos, tout un parcours dans la sierra, par des petits cols, et qu’en démarrant tôt, on verra peut-être des cerfs.

¡ Madre mía !11

Finalement, ici, nous avons deux hébergements possibles. Pour ce qui est de Villamanrique, sur les six ou sept personnes interrogées, deux seulement ont été catégoriques, disons plutôt affirmatives : « Sí, hay habitaciones. »12 ; les autres ne savaient pas.
Nous prenons le risque d’aller un peu plus loin, un peu plus haut ; ce serait bien de raccourcir l’étape de demain qui ne sera pas des plus courtes, des plus faciles et qui ne devrait pas être des plus fraîches.

En avant pour Villamanrique, plus que sept kilomètres !
Et toujours sur la CM3129 ; la route monte maintenant, passe entre deux hautes collines, traverse le río Guadalén, aussi sec que son voisin Jabalón, et nous offre un paysage déchiqueté, d’une beauté sauvage. Quel contraste avec la plaine du début de journée !
La route s’est rétrécie depuis Villanueva, seuls deux vélos l’empruntent en cette chaude fin d’après-midi. Petite mais en bon état, elle est totalement désertée par les voitures, comme il me plaît.
Dans les virages, le goudron coule.
Et toujours ce vent de sud-est qui sèche la bouche, qui sèche la gorge ; sitôt bu, sitôt sèches, et il faut l’ingurgiter cette eau tiède !
Ce vent contrarie notre lente progression. On a du mal à accepter cette hostilité des éléments.
Mais Villamanrique, terme désiré de l’étape de ce jour, nous apparaît, sur ce que l’on croit être le sommet. En haut de cette sierra, en contrebas de la route, s’étalent des terres colorées d’ocre et d’or. La machine à moissonner fait son ouvrage. Je m’arrête pour me fondre dans ce décor, d’or et de lumière et je saisis cette image de sérénité.
Les premières maisons sont rouges, du même rouge des terres qui les entourent ; le clocher brun clair veille sur les toitures d’égale hauteur ; la route continue de monter.
Nous sommes passés de huit cents à mille mètres.
Nouvelle quête, mêmes questions ; le constat est brutal : il n’y a rien pour coucher à Villamanrique !
Pour nous consoler et nous remonter, mais surtout pour nous désaltérer, nous nous attardons sur deux cañas ; comble de bonheur pour nos lèvres et nos gosiers, on nous les sert dans des verres pris dans le congélateur.
On a beau questionner, ici tout le monde est catégorique, il n’y a aucun hébergement possible.
Par contre, en direction opposée à notre parcours, à Puebla del Príncipe, il y a un hostal, et il est connu de tous !
Deux solutions : soit on continue notre chemin jusqu’à Venta de los Santos, le prochain village, à trente kilomètres, et sans aucune garantie de pouvoir y coucher, soit on bifurque à contresens vers Puebla et son hostal et cela ne nous rajoute pour ce soir que sept kilomètres.
Nous optons pour la deuxième, étant avertis qu’une nouvelle sierra est à gravir...
Contrariés, nous abandonnons notre route et amorçons les pentes de la CM3202, alors que je suis persuadé que parmi toutes ces habitations, il doit se trouver des gens qui nous auraient ouvert grand leur porte pour nous héberger, même sans qu’il soit question d’argent...
Mais je ne me suis pas aventuré à quémander.

Stéphane me laisse toujours ouvrir la route par crainte certainement de m’imposer un train trop soutenu.
Je dois peser sur les pédales, pour gravir cette dernière côte, mon braquet de 42x24 est à l’ouvrage.

Deux petites têtes rouges, près de la route, se dressent, pas vraiment inquiètes. Nous levons deux perdrix au plumage roux. L’une des deux hésite, puis détale à tire-d’aile ; l’autre trottine, va, chemine sur le macadam, à une vingtaine de mètres devant nous. Je ne dis rien à Stéphane, pour ne pas effrayer le volatile. Même le gibier est serein ici !

Du plus loin de moi-même, des images ressurgissent.
Je rampe sur une terre fraîchement travaillée, imitant les mouvements coulés de mon père ; il est allongé devant moi et avance, entièrement plaqué contre ses labours. Je me fais tout petit, mais dans le prolongement du canon double de son fusil, je les vois, les deux perdrix qu’il a au bout de sa ligne de mire. Il les a repérées de la maison toute proche, par la fenêtre ; a saisi son arme et m’a demandé de l’accompagner. Quel âge pouvais-je bien avoir ; quatre, cinq ans, guère plus ? Il sera chassé de sa terre, si chérie ... et pour laquelle il aura tant donné...

« ¡ Hola la perdiz ! »13, dis-je au gallinacé qui, pépère, a fini sa traversée.

Nous arrivons péniblement au bout de notre côte ; Puebla del Príncipe est là, nous sommes cette fois au sommet. Le village est perché sur un versant de la sierra Morena ; l’hostal, restaurante, bar y discoteca des Hermanos Medina14 est juste à l’entrée.

Enfin, nous pouvons nous poser, après cent trente-sept kilomètres, un petit changement d’itinéraire, une heure bien tardive à nouveau, et une usure physique qui commence à se faire sentir. Il est dix-neuf heures.
Quant à mon compteur, je ne me pose plus de questions ; je pense qu’il a fini de dérailler.

Nous devons être les seuls clients de l’hôtel et il me semble que ces derniers temps, ils ont dû être rares.
Stéphane fait couler l’eau dans la baignoire, il la trouve éternellement froide !
Je lui demande de patienter, elle va sûrement arriver dans quelques minutes ... Mais je sens monter sa colère ; il est dans un hôtel deux étoiles, me dit-il, et en France, ce genre de déconvenue n’arriverait pas dans un établissement de ce type !
Oui, mais Stéphane, on n’est pas en France, on est dans un coin perdu de la sierra Morena !
Cool, Stéphane ! Je crois que toi aussi, t’en as pris un coup aujourd’hui !
Je le laisse maronner, dans l’attente de l’arrivée d’une eau un peu plus chaude ... Je vais au village, chercher une cabine ; il y en a une juste à côté d’un petit bar.
Cette fois, du haut de la sierra, j’ai pu joindre Michèle sur son portable. Les deux navigatrices ont dépassé Alicante, elles ont bifurqué vers l’intérieur, direction Murcia ; elles sont à Elche.
Aurel progresse toutes voiles dehors, elle a même déplié le grand spi, elle trace à cent cinquante à l’heure.

Ce soir, elles vont prendre un bain dans la piscine de leur hôtel ; c’est grand luxe !
Demain, elles seront à Grenade.

De retour à l’hostal, je trouve Stéphane allongé, j’entends l’eau qui coule dans la salle de bains...
Puisque la salle de bains est libre, je vais la prendre, moi, la douche ! Bien content de l’avoir trouvé cet hôtel dans ces contrées isolées ! Ça doit faire un moment qu’il ne se préoccupe plus de la température de l’eau ; je la trouve suffisamment tiède et je me délecte sous le jet, après cette journée harassante. Je voudrais que l’eau que je laisse couler sur mon corps me pénètre, me réhydrate, tellement il a dû s’en évaporer. La fatigue glisse quelque peu.

Sur une action de génie, Bergkamp voit son tir repoussé par le gardien Schmeichel, Kluivert est là pour reprendre du pied gauche, dans les buts vides. Les Néerlandais prennent l’avantage à la cinquante sixième minute. Neuf minutes plus tard, le numéro 5 Zenden offre sur un plateau le deuxième but, à Ronald de Boer entré cinq minutes auparavant, en ajustant un centre à ras de terre. Pourtant le Danemark se montrait maître de son sujet en ce début de deuxième mi-temps. Le match est intéressant, les Danois auraient bien pu mener à la pause !

Depuis le début du repas, au bar, deux hommes discutent ; l’un porte polo jaune et mobile à la ceinture, l’autre chemise bleue.
J’en ai terminé avec mon riz.
L’homme à la chemise bleue a aussi un mobile, il vient de le sortir, il communique...
Dans ce coin retiré, au sommet d’une sierra du fin fond de l’Espagne, le progrès a happé les habitants de ce petit village ... Nous l’avons bien dénichée, nous aussi, cette minuscule bourgade...

J’ai signalé tout à l’heure, au gars du bar, parce que promis à Stéphane, le peu d’eau chaude dans la chambre. Ils ont mis en route la chaudière dès qu’on est arrivé, mais comme celle-ci alimente tout le bâtiment ... l’eau n’est chaude partout qu’au bout d’une heure et demie.
Stéphane en aura demain matin, de l’eau bien chaude, pour se raser...
C’est donc bien ça, nous sommes les seuls locataires.
Un nouvel arrivé au bar, il est installé près de la porte d’entrée, il grignote. Méthodiquement, il décortique et il ingurgite ; inéluctablement les coquilles vont par terre. Au pied de son tabouret, le carrelage est jonché de moult déchets.

Pendant que Stéphane s’éternise à manger son bocadillo de calamares15 supplémentaire, un petit rabiot qu’il s’est offert, j’ai tout loisir pour suivre attentivement le match à la télé.
Zenden, qui a centré tout à l’heure et a fait marquer le deuxième but, vient de marquer le troisième, il conclut une longue course du défenseur latéral sur l’aile droite. Trois buts en une vingtaine de minutes ; cette fois, les carottes sont cuites. Pourtant les maillots oranges sont ceux portés par les Pays-Bas !
Si j’ai bien entendu lors d’un résumé, les Danois en ont également pris trois contre les Français.

Au fait de carottes, dans ce périple espagnol, je n’en ai encore pas mangé ! Dans la région, on devrait en trouver ; sur la route j’ai vu un panneau indiquer la sierra de los conejos16.
Maintenant, Stéphane a terminé.
Un homme est entré dans le bar, un collègue de celui qui n’en finit pas de décortiquer ses amuse-gueule. Il porte une casquette avec visière, une barbe d’au moins trois jours et lorsqu’il s’assied près de son ami, que voyons-nous accroché à sa ceinture : un téléphone mobile !

Faute du gardien des Pays-Bas Van der Saar sur le 11 danois, celui-ci est carrément fauché dans la surface de réparation : penalty. Le 2, Schjönberg, tire ; trop à droite !
Le public du stade de Rotterdam est heureux ; les Danois sont contraints de faire leurs valises.
L’Euro 2000 continue son chemin de petit bonhomme.

La région est certainement giboyeuse, vu ce que nous avons observé sur la route, la décoration dans ce bar et cette salle de restaurant, et la carte de cet hostal des frères Medina. Les proprios organisent des chasses et font commerce de perdrix, grives et pigeons ramier.
Roger, Alain, Christian, vous seriez là dans votre élément ; je vous raconterai...
Sur la grande cheminée, se trouve le téléviseur, il est encadré par trois grosses têtes : une de sanglier et deux de cerf ornées de leurs bois. D’autres têtes de cervidés sont plantées çà et là ; la femme du garagiste de Torre de Juan Abad disait vrai ; peut-être les verrons-nous demain ces cerfs ? On peut voir aussi une perdrix, un lapin, un lièvre empaillés et même un cobra ! J’ai examiné chacun d’eux ; pour le gibier, tout est naturel ; pour le reptile, j’ai des doutes.

Le riz au lait n’est pas mal ici, il est servi avec la saupoudreuse de cannelle, mais il ne vaut pas celui d’el mesón17 Contreras de Madridejos, c’est un dessert en boîte !

Ils sont deux maintenant, à l’entrée du bar, à décortiquer des pistaches, je découvre enfin ce qu’ils mangent, en sortant ; la couche de coquilles s’est épaissie.
Il est vingt-deux heures quarante-cinq, il fait frais dehors. Pour profiter de cette fraîcheur qui me revigore, je propose à Stéphane, qui irait plutôt s’allonger, de marcher jusqu’au village, un peu plus haut.
Les rues sont désertes, les maisons sans lumière, c’est pleine lune et grand calme, si ce n’est des aboiements lointains. J’ai beau chercher, je ne vois qu’une seule voiture. Roger, tu ne ferais pas tes affaires ici ; la chasse, oui, la mécanique, non ! Plus personne non plus dans les rues ; à Puebla del Príncipe, le travail, c’est celui de la terre ; on se lève tôt le matin, les journées sont longues...
La nuit a recouvert Puebla del Príncipe de son épais manteau de quiétude.
Je respire quelques petits instants ce rythme de vie simple que les gens d’ici doivent vivre, malgré leurs mobiles épinglés...
Dans le village, un panneau indicateur signale Albaladejo à dix-neuf kilomètres, un nom rugbystique bien de chez nous !

La promenade est de courte durée, nous regagnons notre gîte.
Demain l’hôtel n’ouvre qu’à partir de neuf heures ; tout à l’heure, nous avons réglé la cuenta, quatre mille pesetas la chambre, deux mille cinq cents les repas et boissons, soit cent trente francs chacun, nous nous en sortons bien ; les prix sont réguliers et toujours bon marché. Les vélos sont à l’abri dans le garage de l’hôtel au milieu d’un beau bric-à-brac, mais ici, on ne paiera pas de supplément ; on est bien loin de la ville...
Demain matin, nous irons donc déjeuner au bar du village ; en attendant, nous allons profiter nous aussi de l’épais manteau de quiétude.

Je glisse mon corps las dans de beaux draps proprets, il est aux anges.
Nous sommes près du but ce soir, mais curieusement, le mental, lui, n’en est pas encore à la remise de satisfecit. J’appréhende l’étape de demain qui doit nous mener à Jódar par Ubeda, une étape de monts et de vaux ; nous continuons par les sierras.

Et mes fesses, me direz-vous !
Et bien, je m’en occupe toujours, merci ! D’ailleurs, à l’instant, je referme le tube de « cetavlon », mais plutôt en utilisation préventive que curative. Et demain matin, comme d’habitude depuis le troisième jour, j’imprégnerai la peau de chamois du premier cuissard que j’enfile, de crème contre les irritations ; et comme depuis mardi matin, je passerai un deuxième cuissard pour plus de confort. Mon expérimentation s’est avérée judicieuse ; depuis, les échauffements sont moindres.
Mais attention, le système a des inconvénients ! Deux cuissards, lorsqu’on roule par trente-cinq degrés ou plus, de huit à dix-neuf heures soit pendant une dizaine d’heures, chaud dedans !
Là, elles sont dépourvues de leur carcan, libres comme l’air, dans un caleçon flottant, entre deux draps bien propres.
Et toujours dans tous ces petits hostales, pensiones ou albergues, une propreté irréprochable ; même l’hostal El Descanso, d’Ocaña, un peu en perdition et malgré une couverture trouée, s’est révélé bien tenu.

Elles sombrent aussitôt dans les bras de Morphée.