Mercredi, 14 juin

Et si on jouait les touristes !



Nous petit-déjeunons, une fois de plus légèrement, au bar de l’hostal : un grande café1 et un biscuit. La note est un peu salée, repas et petit déjeuner compris, et le prix de la chambre n’est pas celui annoncé, quatre cents pesetas de plus !
L’hôtelier m’explique que c’est le prix du parking pour nos vélos ! Il ne lui appartient pas ; « ¡ y a mí, me lo facturan ! »2. Décidément, ils ne sont pas sympa dans le quartier ! Nos vélos, contre le mur, n’ont pourtant pas pris la place d’un véhicule.
Bien contents de les retrouver tels que nous les avons posés ; nous nous empressons de les charger, pour quitter au plus vite la ville et son misérabilisme, fuir ses turpitudes. La campagne est là, toute proche, et bien plus saine.
Ce matin, pas de problème pour se réveiller, nous revoilà sur la route à huit heures et quart. Nous laissons une petite ville pour une plus grande, la plus grande ville étape de notre voyage, après Granada.
Notre direction est, moyennement parlant, toujours ouest, comme hier, mais cette fois avec une légère inflexion sud.
Avec un indicible plaisir, je retrouve la campagne, le soleil est au rendez-vous.
La CM4014 est une ligne droite de douze kilomètres, plate, bordée de deux liserés fleuris de bleu, entre terres labourées ou semées de céréales. L’entame de cette journée est extra. Nous mangeons ces jours-ci beaucoup de notre pain blanc. Le parcours de ce matin devrait être celui d’un plat pays.

Nous sommes sur la Meseta méridionale, vaste haut plateau ; monotone. Nous allons à une bonne allure, sous un ciel limpide.
Yepes est posée en plein milieu de notre route, là-bas au loin, au bout de cette longue ligne droite. C’est l’impression que l’on a ; son haut clocher domine le village qui semble vouloir nous faire barrage.
L’agglomération paraît toute petite autour de la majestueuse église. Nous n’y entrons pas, nous bifurquons juste avant, par la CM4005, pour Huerta de Valdecarábanos. Ce village se loge au fond d’un léger creux, nos vélos s’y précipitent.
Nous étions sud, nous changeons de route et de direction. Après la 4005, nous prenons la 4006 vers l’ouest. Elle nous emmène, tout droit, à Villasequilla de Yepes, village laid, sale, pas entretenu.
Avant le village, une ligne de chemin de fer a fait grimper la route, pour bien se faire voir ; c'était la ligne Madrid-Séville, ligne plus importante que celle d’hier, nous avons surplombé deux voies.

Le paysage est maintenant légèrement vallonné et plus sec. Les chardons prolifèrent, il y en a de pleins champs. Des oliviers, malgré une terre qui est devenue grise, une terre ingrate, poussent ça et là, ainsi que quelques vignes. La Mancha porte bien son nom ; à l’origine, le mot arabe « manxa » signifie « terre sèche ».

Très loin sur notre gauche, au sommet d’une hauteur, nous apercevons la ville de Tolède ; nous en sommes pourtant à une trentaine de kilomètres. Malgré le flou, on distingue la masse énorme d’un palais.
Je suis déjà à Tolède, dans une légère descente, lorsque des grands cris à l’arrière me ramènent à la réalité. « Je me suis fait piquer ; vite, il faut enlever le dard ! ». Stéphane qui a des problèmes d’allergie, on l’a vu pour les oreillers, panique.
Plus de peur que de mal ! Il n’y a pas de dard, pas de piqûre, c’est simplement le choc d’un insecte ; il a cru s’être fait piquer et comme les guêpes sont sa grande appréhension... Il m’a fait peur, aussi, le bougre !

Nous rejoignons la N400 que nous avions empruntée de Tarancón à Ocaña. Entre temps, elle, elle est passée par Aranjuez et se dirige comme nous vers Toledo ; nous en sommes à une quinzaine de kilomètres. Cette nationale, ici, est en moins bon état que la petite route qui nous a amenés à elle. Elle devient, à sept kilomètres de la ville, voie rapide à deux fois deux voies mais nous avons toujours notre piste large d’environ deux mètres, et le trafic n’est pas dense. Tolède est devant nous.
La circulation s’intensifie mais sans trop ; il n’est que dix heures trente. J’avais envisagé, en étudiant la carte, quitter la nationale avant cette portion de voie rapide mais la petite route parallèle, sur notre droite, nous l’avons loupée !
Nous laissons la N400 au Puente de Azarquiel, pont sur el Tajo3, pour prendre la Carretera de Circunvalación4 ; et là, ça devient compliqué pour les deux frêles embarcations que nous sommes dans le flot de véhicules. Plus de place pour nous, la piste vélo a disparu ! Nous sommes contraints, à maintes reprises, pour ne pas prendre de risques et éviter d’être une gêne, de grimper sur ce qui semble trottoir et de marcher à pied ; et ça monte !
Il est dix heures quarante-huit et la température est de vingt-six degrés, nous révèle un gros afficheur.
Le bâtiment massif qui se détachait tout à l’heure, c’est le palais de l’Alcázar ; il domine majestueusement la cité, cité dont le Cid Campeador fut le premier gouverneur.
La Ronda del Granada5 nous conduit à la Puerta Nueva de Bisagra6 ; le passage est d’époque, pas très large, mais l’encadrement est monumental. Les deux tours rondes qui font face à la route de Madrid, encadrent un gigantesque écusson impérial, Charles Quint est passé par là. Décidément, il a apposé son estampille partout, celui-là ! Charles le cinquième, empereur du Saint Empire romain germanique, a été, entre autres pays, roi d’Espagne durant quarante ans...
Nous n’entrerons pas par cette porte, nous poursuivons jusqu’à la plaza d’Alfonso VI, il y a une nouvelle porte, la Puerta Antigua de Bisagra7. Alphonse VI, roi de Castille et autres, conquit Tolède sur les Arabes et en fit sa capitale ; sous son règne, vécut le Cid, celui qui inspira Corneille.
Nous redescendons la butte de Tolède par le Paseo de Recaredo. Maintenant, en longeant ces murailles, si nous continuons, nous allons nous retrouver au niveau du Tage, au Puente de San Martín, et il nous faudra tout remonter !

Tolède est au sommet d’une éminence, logée dans un méandre du fleuve qui roule ses eaux verdâtres au fond d’un profond ravin.
Erigeront-ils une porte au niveau de la plaza San Juan de Los Reyes8 pour les deux cyclos français qui pénètrent aujourd’hui dans la ville ?
Calle de los Reyes Católicos9, nous longeons un imposant monastère.
J’ai les coordonnées de cinq hostal, pensión, fonda ou posada ; ce soir, nous serons Tolédans. Au bout de la rue, finalement nous sommes pratiquement en bas de Tolède, versant sud ; nous remontons par la calle San Juan de Dios10. La carte que m’avait envoyée l’office de tourisme – que nous avons vu Puerta Nueva de Bisagra – nous est bien utile. En haut de cette rue, nous passons devant le musée du dénommé El Greco, de son vrai et moins connu nom, Domenico Teotocopulos, qui explique le premier ; un des grands de la peinture espagnole.
L’hostal Descalzos, calle Descalzos, un peu plus bas sur la droite, est fermé. Nous nous dirigeons vers le centre ville où se situent trois des hébergements que j’ai relevés. Dans une étroite ruelle, pas très loin de la cathédrale, au dix-neuf de la rue Nuncio Viejo, je grimpe au troisième étage ; il y a là la pensión Nuncio Viejo que j’ai notée sur ma feuille de route, à un prix convenant à notre bourse. Stéphane monte la garde auprès des vélos. Une jeune fille m’ouvre, très charmante, tout sourire ; elle est en train de faire le ménage, le sol est humide ; je reste sur le palier. Sa mère s’est absentée, elle ne peut me confirmer le prix mais elle m’indique qu’il y a une chambre disponible con dos camas11. Je redescends porter la bonne nouvelle.
L’immeuble comporte une petite cour intérieure, un patio, où nous pourrons laisser nos montures.
Il est douze heures quinze, nous voilà tranquilles, après quelques kilomètres de cheminement à pied qui nous ont permis de faire connaissance avec Toledo. Mon compteur affiche, pour ce matin, soixante-cinq kilomètres alors que la distance d’après la carte n’est que de cinquante-neuf. L’erreur est juste !
Le patio embaume, la boutique d’un marchand de fleurs a une porte qui y accède, et la fleuriste qui est en train de déballer sa marchandise, doit manquer de place à l’intérieur ! Le carrelage est impeccable ; les azulejos12 qui montent un peu plus haut que le bas des fenêtres du rez-de-chaussée, sont de toute beauté. Mon vélo est aux anges, appuyé sur ces carreaux de faïence émaillés bleus, blancs, oranges ; au frais, entre des plantes vertes ; je ne résiste pas, je le fixe sur ma pellicule.
Là-haut, les dalles du sol doivent être sèches, nous allons prendre possession de notre logement. La pensión est très bien tenue. La salle de bains et les toilettes sont à l’étage. Notre chambre donne dans la rue, la fenêtre s’ouvre sur les toitures des maisons d’en face, couvertes de vieilles tuiles rondes beiges et de moult antennes de télévision ; le ciel castillan est limpide.

Il est un peu tôt pour aller manger, j’en profite pour me mettre à jour et prendre de l’avance en ce qui concerne la lessive ; elle aura tout l’après-midi pour sécher, suspendue dans l’embrasure de la fenêtre.

Notre pensión ne fait pas la comida le mercredi, c’est le jour maigre de la semaine. Nous déjeunons, con el plato de la casa13, dans un bar proche de notre dix-neuf, rue Nuncio Viejo. Je goûte à ma première sandía14 de l’année, elle est à point.

Sachant que les commerçants ont, à cette heure-ci, fermé et qu’ils ne rouvriront pas, je pense, avant seize heures, nous regagnons le dix-neuf. Nous continuerons notre visite de la ville un peu plus tard et je tâcherai de trouver un vélociste, il doit bien y en avoir un ici !
Stéphane s’allonge, dans sa position favorite, sur le dos, les yeux fermés, le casque sur les oreilles, relaxe.
Je vais mettre à profit ce temps pour vérifier ma machine et réparer enfin la chambre à air percée depuis le Grau-du-Roi. Le patio est net, la fleuriste a rentré ses fleurs.
Je ne laisse pas Stéphane faire une longue sieste, nous allons baguenauder dans les rues avoisinantes. La cathédrale n’est pas loin,  mais c’est bien dommage que l’entrée soit payante ! Une grande tour lui a été rajoutée sur sa façade occidentale. L’Alcázar n’est pas très loin non plus, il est sur le bord est de la cité. Alcázar est le nom donné aux palais fortifiés des rois maures d’Espagne ; celui-là a été maintes fois détruit, dernièrement lors de la guerre civile.
Ce sont les Romains qui ont fait de Toletum une cité fortifiée, appréciant le point stratégique et sa position au centre du pays, avantages déjà appréciés par les Grecs. Les Wisigoths détruisent le palais, puis le reconstruisent ensuite ; les Arabes le renforcent plus tard. C’est depuis cette dernière époque que Tolède est renommée pour ses armes blanches, ses cuirs et ses aciers, notamment ses objets damasquinés en acier incrustés de fils d’or ou d’argent. L’Alcázar est fermé cet après-midi ! Cela explique le peu de fréquentation à ses abords.

Il doit être l’heure pour les commerces d’ouvrir et donc ceux qui concernent les cycles. Un Tolédan m’indique les Deportes Bahamontes15, plaza de la Magdalena.
Bon sang mais c’est bien sûr, et c’est à deux pas !
Federico Bahamontes, alias « el águila de Toledo »16, vainqueur du Tour de France en 1959 et six fois meilleur grimpeur ; il est là !
Il a soixante-douze ans aujourd’hui. Les ingrédients que l’on mettait dans son sac, il y a une quarantaine d’années, n’ont pas eu d’effet néfaste sur l’homme. Récemment interviewé, à la question « Qu’y a-t-il aujourd’hui dans la musette des cyclistes ? », il répondait : « Je peux répondre sur ce qu’il y avait dans les nôtres, à notre époque ; c’était un quart de poulet froid, huit ou dix prunes noires, des figues sèches, des raisins secs, une paire de bananes et des pêches aigres-douces. ». Il lui arrivait, adolescent, de monter depuis son atelier de la rue Honda, jusqu’à l’observatoire, son petit neveu sur le dos.
Elle est bien là, la boutique, mais elle est fermée ! Les Deportes Bahamontes n’ouvrent qu’à dix-sept heures. Les rideaux ne sont pas tirés devant les deux grandes baies vitrées ; plein de deux roues à l’intérieur, d’un côté des engins motorisés, de l’autre les bicyclettes. Au-dessus des stores baissés, on a gravé dans la pierre, en énormes lettres majuscules, le nom du champion.

Je vais récupérer mon vélo, notre pension est toute proche.
Jusqu’à dix-sept heures, soit pendant trois quarts d’heure, nous poireautons sur la terrasse du bar d’en face ; la plaza de la Magdalena est une placette. Je guette l’arrivée du proprio, en faisant un peu de prose sur quelques cartes postales. Je donne de nos nouvelles à José, au dos d’une Tolède enneigée...
Les voilà ; un monsieur cravaté et une dame qui ouvrent la grille de la porte d’entrée, ils sont à l’heure. Je ne reconnais pas le champion, il doit avoir un gérant... je ne verrai pas Federico. Le patron me dit d’entrée qu’ils n’ont pas de mécanicien, ils font seulement la vente, par contre, il vient voir de quoi il s’agit précisément et m’indique las bicicletas Moreno17.

Il faut sortir des remparts par la Puerta de Bisagra (la Nueva), le magasin se trouve au début de la N401, après le pont.
J’enfourche mon vélo, en tenue inadéquate puisqu’en tenue de ville et en sandales ; tant pis, il ne devrait pas y en avoir pour longtemps, « dos, tres kilómetros »18, m’a-t’il dit.
Ça monte un peu jusqu’à la place triangulaire del Zocodover puis ça descend jusqu’à Bisagra et avant le pont de Azarquiel qui nous a vu rentrer ce matin, ça devient plat. Tout cela, tantôt sur mon vélo, en serrant les fesses, tantôt en marche à pied, puis il suffit de passer le pont sur le Tage, les établissements Moreno sont juste là. Une dame m’accueille, c’est la patronne, et je n’ai pas plus de chance ici, en bas, en banlieue, qu’en haut, en centre ville. Elle est seule ; les mécanos, ses deux fils, sont absents, ils sont partis en Catalogne pour une épreuve cycliste !
Je vais me le résoudre tout seul ce problème de pédalier ! Puisque le bruit est dû au léger frottement du petit plateau sur le tube horizontal, et qu’une réparation importante comme la dépose des plateaux et de l’axe puis remontage en augmentant l’écartement, ne pourra être faite faute de mécanos et faute des outils pour ce qui me concerne (quoique même avec les bons outils...), je vais annihiler le bruit, comme l’avait fait, sans le savoir, le vélociste de Puigcerdá.
Je demande à la dame, au demeurant très aimable, de la graisse ; je ne connais pas le mot en espagnol, je commence par « aceite »19 puis au petit bonheur la chance, je tente « grasa »20. Et c’est ça, c’est le bon mot ! Elle me donne une toute petite boîte plastique ronde d’à peine trois centimètres de diamètre et qui contient deux petits pois de graisse. C’est parfait pour ce que je veux faire ! Elle n’a aucune idée du prix, aussi, c’est un cadeau ! Elle est navrée de n’avoir personne pour me dépanner ; elle m’a proposé de faire appel à quelqu’un, ce soir, qui viendrait après son travail...
Je fais tout de suite l’essai, j’enduis d’une lichette de graisse la trace faite sur le tube et légèrement, sur quelques points, la surface interne du petit plateau qui effectivement passe bien ras du tube. Je vais essayer ce remède provisoire ; s’il faut en remettre, j’en ai suffisamment dans ma boîte.

En remontant vers la cité, je n’ai pas l’occasion d’entendre de « tic-tic ». Pour éviter d’avoir à trop forcer, avec mes sandales légères et sans cale-pieds, j’utilise pourtant le petit plateau, mais la montée sur Tolède n’est pas suffisante pour tirer déjà des conclusions.

La copie du plan de la ville que j’ai gardée avec moi me rend bien service. Tolède n’est que ruelles étroites, soit montantes, soit descendantes, toujours biscornues. Toutefois, les monuments, tellement colossaux, imbriqués parmi les habitations, permettent de se repérer.
Dans les rues les plus centrales, sont tendues, à six ou sept mètres de haut, des bâches. Elles sont fixées soit à même les murs, soit attachées aux balcons des appartements, à l’aide de cordes. Leur teinte beige est dans le ton des pierres des constructions et elles sont fort utiles. Sont-elles posées là pour préserver la tête des habitants ou bien celle des touristes ?
La cité en est envahie de ces touristes, en cette mi-juin, surtout de Japonais. Les cars qui les amènent doivent les déposer Puerta de Bisagra ou Puerta de Alfonso VI. C’est une chance que la ville soit protégée par des remparts...

Mon vélo retrouve son mur d’azulejos ; celui de Stéphane n’a pas bougé, son maître non plus, il a réintégré la pensión après l’épisode Bahamontes.
Comme il est encore tôt pour un après-midi espagnol, nous optons pour une nouvelle flânerie dans le dédale des vieilles ruelles qui nous entourent. Une flânerie intéressée, nous descendons vers le côté sud de la ville, du côté de la boucle que forme le Tage. Plaza Santa Catalina, je scrute le Sud ; en bas, la colline tombe à pic sur le fleuve. Le Seminario, légèrement sur notre gauche, surplombe. Une autre colline, au moins aussi haute que la nôtre, se dresse en face. Une petite route y grimpe, qui semble plutôt raide. Est-ce la route qui mène à Cobisa, le premier village de notre étape de demain ? Bien plus loin, on voit pointer des monts, los Montes de Toledo21.
Pour éviter de quitter Tolède par la nationale, j’ai repéré une petite route qui la rejoint une dizaine de kilomètres après, le problème c’est qu’elle démarre du boulevard périphérique, côté sud. Je me renseigne pour savoir s’il n’y a pas un moyen plus simple pour nous de l’atteindre ; les ponts ne sont pas nombreux pour franchir le Tage et il est hors de question de faire le tour de la ville sur le périphérique. Personne, parmi mes trois interviewés sur la plaza Santa Catalina, ne connaît Cobisa ! Personne ne sait m’expliquer ; ce sont pourtant des gens du coin.
Nous aviserons, la nuit porte conseil.

Lors de nos pérégrinations de l’après-midi, nous avons pu repérer pour ce soir des platos combinados22 intéressants, dans une rue de notre quartier, parallèle à Nuncio Viejo.

Le bar est petit, tout en longueur ; d’un côté, la partie comptoir, étroite ; de l’autre, une rangée de petites tables, et au fond, perchée, la télé.
Côté bar, le barman avec quatre Tolédans réunis, au bout, sous la télé et au milieu, perché sur un haut tabouret, un homme blond, bien mis, portant blazer beige, très « british », la cinquantaine ; côté tables, en milieu de salle, deux cyclos français qui s’apprêtent à dîner.
A la télé, c’est l’Euro 2000 ; l’Italie et la Belgique s’affrontent sur l’ancien stade du Heysel à Bruxelles, stade rebaptisé depuis le drame de 1985 stade du Roi Baudouin.
A chaque action dangereuse belge, le blond Tolédan pousse un cri strident, mi-cri, mi-gloussement ; l’homme est éméché mais sans signe apparent d’ivresse, il consomme une bière.

Il remet ça, son curieux borborygme, dès que les Belges approchent les buts adverses.
Cela dure, d’autant que les Belges menés un à zéro depuis la sixième minute, malmènent leurs adversaires. Les quatre clients qui conversent avec le tenancier commencent à être agacés, marquent une pause, se regardent mutuellement ; le patron fronce les sourcils et prend son masque le plus contrarié.
L’homme au blazer hurle, en fait, de déception, chaque fois que les tentatives belges échouent contre les défenseurs italiens ; il est désappointé de ne pas voir les Diables Rouges égaliser.

La mi-temps arrive, le score est inchangé. Pendant le quart d’heure de publicité, chacun vaque à ses occupations. Au moment où le match va reprendre, le barman change de chaîne... Ronchonnement du client sur son tabouret qui ne tarde pas à réclamer, en demandant à ce qu’on remette el partido23. Le tenancier lui répond qu’il n’en est pas question, que son comportement est anormal ; lui, pense sans doute à la gêne causée à ses clients. Les invectives fusent de chaque côté du comptoir. Le client lésé menace d’appeler la Guardia Civil pour qu’on lui remette el partido.
L’autre n’en démord pas ; pas de match !
Lui, n’a rien fait de répréhensible, il exige le match ; « ¡ Usted es un sinvergüenza ! »24.
Et le voilà qui déballe ; il s’en prend à un certain Mussolini et à sa dictature, il emmerde tous ses coreligionnaires et met les franquistes dans le même sac !
La trame se dénoue, voilà pourquoi les Azzurri n’ont pas sa faveur...

Entre temps, alors que pleuvent les insultes, des clients sont entrés ; mais à peine attablés, ils se sont relevés et ont regagné la sortie, plus vite qu’ils ne l’avaient prévu certainement, en maugréant je ne sais quoi sur le pas de la porte, dépités d’avoir choisi cet établissement peu recommandable...
Le blond espagnol, qui maintenant a l’air de s’être fait une raison, lâche le barman qui n’en peut mais et se dirige vers la porte en vociférant :« Si vous êtes des franquistes, je vous emmerde ! », et il pointe le majeur de sa main droite en l’air. Il se ravise brusquement, une rapide volte-face, et revient vers la banque : « Si je n’ai pas la télé, je veux une autre bière ! ». L’autre refuse de le servir. A nouveau, des invectives de part et d’autre, et puis un dernier « ¡ Usted es un sinvergüenza ! », l’irréductible client finit par céder, il s’en va.

Les cyclos, imperturbables, affairés à leur plato combinado, sont de ce fait, privés d’un match intéressant.

Un nouvel arrivant dans le bar, celui-là est anglais et celui-là aussi dans un état d’ébriété avancé. Pas veinard le barman, ce soir !
La soirée s’annonce gaie, le spectacle permanent...

Il demande una cerveza et una hamburguesa con queso25 mais sin queso26 ! Il est assis au bar, à la place de l’agité qui vient de sortir. Son hamburger arrive ; une pièce énorme ! Il est bien embarrassé avec ce monument, qui fait une dizaine de centimètres d’épaisseur.

Il défait la partie supérieure, enlève tomates et asperges. Si la mayonnaise, en principe monte, là, elle tombe, car la tartine qu’il a soulevée en est pleine ! Il en tombe sur son pantalon, il en tombe sur le sol où jonchent déjà moult détritus, comme devant tout comptoir de bar en Espagne, quoique sur ceux-ci, de plus en plus, sont fixées de petites poubelles. Il ne s’en est pas rendu compte de suite, vu son état, mais maintenant qu’il en a plein les mains, de mayonnaise, de salade, il dépose tout dans l’assiette et maintient ses doigts écartés en l’air, hébété. Il saisit son assiettée et se précipite sur la table la plus proche. Il a dû faire fonctionner le peu de raisonnement qui lui reste, maintenant, il a l’air moins débordé et puis il a à disposition un bloc de mini-serviettes en papier.
Il y a une demi-heure que l’anti-franquiste est parti ; le barman change de chaîne et remet le match, il ne doit rester qu’une dizaine de minutes à jouer. Il n’y en a pas deux de passées que revoilà l’autre qui entre en trombe et qui débite un tas d’injures sur le malheureux serveur. Celui-ci devient blême, se précipite au fond de la salle et saisit un téléphone portable, il appelle la Guardia Civil. L’autre n’insiste pas outre mesure et s’en retourne. Il devait attendre et espérer cet instant dans la rue pour pouvoir faire une entrée fracassante, histoire d’avoir le dernier mot.
Le barman raccroche, sûrement avant que quelqu’un n’ait décroché à l’autre bout...

Malgré les assauts des Diables Rouges, la Squadra Azzurra a aggravé le score. L’Italie gagne deux à zéro et assure sa qualification. Nous ne verrons pas la déconvenue de notre ami anti-nationaliste que la peur du gendarme a cette fois fait s’éloigner.

Les deux cyclos français terminent leur bocadillo commandé en supplément et leur deuxième cerveza.
Lorsqu’ils sortent du bistroquet, deux des quatre Espagnols du fond les interpellent, en simulant le geste de quelqu’un qui prend une photo ! Le plus âgé des deux cyclistes revient sur ses pas , il a oublié son appareil photographique ! Il l’avait déposé sur un rebord de mur en surplomb de la table;  sous l’appareil, il y a son portefeuille ! Il lance, en repartant : « ¡ Muchas gracias, señores ; sin embargo, nosotros no estamos borrachos ! »27.

Lorsqu’après dîner, nous rentrons à la pension, les propriétaires, eux sont en train ; il est vingt-trois heures.
La fille de la maison, ce matin, m’avait dit que sa mère passerait nous voir dans la soirée. A peine entrés, on tape tout de suite à notre porte ; c’est elle, une dame très sympathique ; telle fille, telle mère.
Cet après-midi, elle a eu une grosse frayeur lorsqu’elle n’a vu qu’un seul vélo dans le patio, elle a cru qu’on nous en avait volé un, en l’occurrence le mien lorsque je suis parti à la recherche d’un vélociste ! Elle me recommande, chaque fois qu’on les laisse, de les attacher. Puis elle nous demande d’où l’on vient, où nous allons... si nous avons besoin de quelque chose.
C’est la première fois que nous sommes autant interviewés sur notre voyage. Elle nous dit que mucha calor28 nous attend en Andalousie.
Je lui propose de régler la chambre ce soir car demain matin, nous avons fixé le départ à sept heures trente, heure bien matinale en Espagne.

Le prix qu’elle nous demande est un peu plus élevé que celui que j’avais noté, quatre cents pesetas de plus, mais à trois mille neuf cents, pour le centre ville de Tolède, on s’en sort bien.
Elle me fait un grand plaisir, elle trouve que pour un Français, je parle bien sa langue ; je pense que le compliment ne concerne que la prononciation.

Nous avons fait relâche cet après-midi, mais peu de repos, beaucoup de temps perdu. Tolède est agréable et sympathique, le site incomparable, elle le serait encore plus avec moins de touristes... Mais que sommes-nous, nous-mêmes ?
D’accord, on peut rentrer nos autocars dans les patios...

En baguenaudant tout à l’heure, à la première papelería29, je me suis procuré un petit carnet, mon petit « note book » de l’ « Aeroflot » n’en pouvant mais, après dix jours de mes écritures. Lui, n’aura pas tenu la distance ! Je note mes impressions, lors d’une pause, sur la route (il est à disposition, avec l’appareil photo, dans la sacoche avant), dans les bars (je le prends avec moi ainsi que l’appareil), quand Stéphane prend sa douche, avant de m’endormir... toujours au grand étonnement de mon coéquipier qui se demande ce que je peux bien écrire. Je regrette bien souvent de ne pouvoir prendre des notes sur le vélo car les idées affluent, dans ces longs moments de solitude, ou bien je me remémore des sensations ou des observations de la veille ou même plus vieilles que je n’ai pas consignées... Alors, pour fortement les ancrer dans ma mémoire et m’en rappeler le moment opportun, je ressasse tout cela, en pédalant. J’ai dû laisser sur la route quelques souvenirs mal gravés...

Demain, nous retrouvons les traces de Marie-Louise, nous déjeunons aussi chez Contreras. Du terme de sa journée, que nous allons pratiquement refaire, elle écrivait : « Aujourd’hui, le ciel visité par la grâce, inonde le site d’une lumière cristalline dont se parent avec bonheur les moulins. Le ciel et la terre sont en parfaite harmonie, et moi, j’ai du mal à quitter les lieux ».
Elle m’incitait fortement à aller les voir, moi aussi, les moulins de Campo de Criptana.