Mardi, 13 juin

Nos yeux émerveillés s’attardent sur un gigantesque drapeau espagnol qui ondule, sang et or.



C’est la première fois, ce matin, que je ne me réveille pas à l’heure fixée. Si Stéphane est sous-alimenté, moi je suis en manque de sommeil. J’ai dormi tout mon soûl ou presque, cette nuit a été plus calme que la précédente. C’est la montre de Stéphane qui m’a rappelé à l’ordre. Il la programme pour qu’elle sonne un quart d’heure avant le départ prévu, qui est, en général, huit heures ; c’est le temps qu’il se donne pour se préparer.

Aujourd’hui, pour ménager la peau de mes fesses, je vais expérimenter ; j’enfile un deuxième cuissard. Peut-être s’en porteront-elles mieux !

Il y a quelques travaux dans l’hôtel ; les maçons ont attaqué un peu après notre réveil, la bétonnière tourne et les massettes tambourinent.
Nous n’avions pas pris rendez-vous, mais le soleil est là, rayonnant, qui nous attend dans le jardin, lorsque nous sortons de notre chambrette.

Nous allons prendre un petit déjeuner au bar qui est en face de l’hôtel. La télé turbine déjà. La météo annonce pleins soleils pour ce jour avec trente-deux degrés à Toledo –c’est notre étape de demain – et trente-trois à Granada, mais ça, c’est pour plus tard.
Nous sommes mardi, cela nous fait huit jours de pédalage ; Grenade est programmée pour dimanche prochain.
Hier, nous avons récupéré des kilomètres ; aujourd’hui l’étape prévue, qui doit nous mener à Villarubia de Santiago, n’est pas excessivement longue. Elle en fait cent quinze, le temps s’annonce beau, nous prévoyons d’ores et déjà de prolonger jusqu’à Ocaña qui ne se trouve que treize kilomètres plus loin et qui est une petite ville où on ne devrait pas avoir de problème pour trouver où loger.

Notre route, au départ de Sacedón, sera sud. J’ai choisi la plus petite, la CM2000 ; d’abord, les petites routes sont les plus agréables et les plus tranquilles, et puis, celle-ci longe la mer... de Castille, sur dix-neuf kilomètres, jusqu’à Buendía. Stéphane, qui étudie tous les soirs, sur sa carte, l’étape du lendemain, m’a fait part hier de ses doutes sur la praticabilité de ma petite route. Pour le rassurer, j’ai questionné le serveur au dîner hier soir, celui-ci nous a dit qu’il se rendait souvent à Tarancón, où nous devons passer, et qu’il la prenait à chaque fois. Je me fais confirmer, ce matin, par le tenancier de notre bar, que c’est une bonne route. Elle est sud jusqu’à Tarancón puis tourne vers l’ouest pour gagner Ocaña.

Nous laissons Sacedón à neuf heures quinze.
Au départ, ce matin, comme depuis ces trois derniers jours, nos tubes de crème solaire resteront inutilisés.
La route est belle, très légèrement vallonnée, elle longe la mer de Castille, qui est ce matin d’un bleu turquoise magnifique. Des pins nous séparent de l’étendue d’eau, nous roulons par moments à l’ombre de ceux-ci.
L’humeur est guillerette, nous allons l’âme légère, la pédale allègre...
Nous passons dans la province de Cuenca.
Après Las Gaviotas, la route passe sur un barrage, entre deux hauts pitons. Un cours d’eau vient se jeter sur une centrale hydro-électrique. Le Tage alimente cette mer à son extrémité nord, lui, il en repart ; d’autres ríos, nombreux mais de moindre importance, l’approvisionnent sur toute sa longueur et terminent leur course là.
Le plan d’eau est toujours près de nous, sur notre gauche ; maintenant, nous avons des hauteurs sur notre droite, la sierra de Altomira débute. Nous allons rouler à ses pieds pendant une trentaine de kilomètres, elle s’en va aussi vers le sud. De l’autre côté de ce massif, plus à l’ouest, sur la route de Guadalajara, se trouve le village de Pastrana. Selon le mail d’Ignacio qui avait répondu à mes questions sur le forum d’« alcarria.com », c’est un village qui vaut le détour ; il me disait : « Si pasaís cerca de Pastrana, no dejéis de ir a verlo. »1. Le problème, pour y passer, c’est ce long massif qu’il y a entre lui et nous ; aucune route ne le coupe. Ce sera pour une autre fois.
Gracias por tu ayuda Ignacio2(idelolmo.teleline.es).

Après Buendía, la CM2000 se perd dans les terres, toujours parallèle à la filiforme sierra qui culmine aux alentours de mille deux cents mètres ; notre route, elle, était jusqu’à maintenant à huit cents. Et voilà qu’elle va prendre un peu de hauteur. Deux agents de la Guardia Civil3, à la sortie du village, nous regardent passer ; ils n’ont pas grand chose à se mettre sous la dent par ici.
« ¡ Hola ! ».
« ¡ Hola ! ».
Que peuvent-ils penser de mon casque, bien ficelé sur mon sac de couchage, une fois qu’on leur tourne le dos ?

Le paysage change dans cette légère déclivité ascendante. Les oliviers réapparaissent ; de vastes terres cultivées, brunes ou blondes de blés, s’étalent sous le ciel azur.
Ce paysage, né de travaux humbles, est une merveille, une fresque ; je suis contemplatif. Par bonheur, nous avons emprunté cette route...
Amis cyclos, si vous vous trouvez un jour dans les parages, venez vérifier.

La déclivité a été brève, notre petite route devient plate. Le 42x15 me sied bien, sur de nombreux kilomètres ; je pédale à plus de vingt-cinq à l’heure, cela a l’air de convenir à Stéphane.
Sur notre droite, tout prêt de la route, défilent des peupliers, des acacias, des genêts, quelques petits pins récemment plantés. Des joncs confirment, l’endroit est humide, nous traversons une petite cuvette. Du même côté, la sierra, assez proche ; sur la gauche maintenant, à proximité immédiate, un petit massif qui tombe à pic dans les prés.

« Roger, si tu savais quel endroit giboyeux nous traversons ! »
Nous faisons détaler, de tous bords, gibier à poil, à plume ; ça pullule, et quelles belles pièces ! Ici, c’est un éden pour tous ces animaux et la présence humaine ne doit pas souvent les incommoder.

Après dix-sept kilomètres de nouvelle et agréable solitude, depuis Buendía, nous arrivons à Garcinarro, soit depuis Sacedón, trente-six kilomètres.

¯ Je m’en suis fait presque une amie une douce habitude
Elle ne me quitte pas d’un pas, fidèle comme une ombre
Elle m’a suivi ça et là aux quatre coins du monde
Non je ne suis jamais seul avec ma solitude ¯

La route se partage ; sur la gauche, Huete, et légèrement à droite, Mazarulleque, notre direction. Le petit massif qui était sur notre gauche prend fin ici, à l’entrée du village. Nous passons le carrefour et près des premières maisons en pierres, nous picorons ; cette fois, ce sont les dernières miettes de nos petites provisions.

L’idée des deux cuissards était bonne, j’ai moins souffert aux premiers contacts avec ma selle ce matin.
Stéphane, cette fois – le soleil s’annonce fort – se pommade, avant de repartir. Les prévisions de la météo se confirment.
Après Mazarulleque, notre orientation est légèrement ouest ; nous nous rapprochons de l’extrémité sud de notre sierra effilée.
Nos vélos aussi se sont régalés sur cette CM2000 jusqu’à Garcinarro, tant le revêtement était impeccable. Il l’est moins maintenant. Nos embarcations sont un peu secouées. Chaque fois que la route m’en donne l’opportunité, je prends la position jockey parce que sur ce rugueux macadam, l’épaisseur des deux peaux de chamois n’est pas suffisante pour amortir les trépidations.
Nous nous élevons vers la sierra finissante.
Du crottin autour de nos roues, nous traversons Vellisca, petit village campagnard.
Des terres labourées, semées, ondulent tout autour de nous. Entre deux petites collines, une légère élévation de la route, nous passons sur la ligne du chemin de fer Madrid-Cuenca. Notre chemin a croisé, en plusieurs occasions, les rails de la RENFE4 ; chaque fois, un petit pont, avec un immense panneau qui indique quelle ligne est franchie.

Sur une hauteur, à l’embranchement de deux carreteras, devant nous, je contemple un vaste paysage de campagne, majestueux ; je suis émerveillé comme un navigateur découvrant un nouveau continent.

Nous laissons la CM2000 pour prendre sur la droite une petite route qui raccourcit, pour rejoindre la nationale 400 (Cuenca-Toledo) qui va nous conduire à Tarancón.
Nous descendons en slalomant entre de gigantesques nids-de-poule. J’imagine que le serveur de l’hôtel Mariblanca qui nous a dit hier soir emprunter souvent cette route, doit continuer, lui, par la CM2000 qui rejoint la nationale plus à l’est ; il doit préférer se rallonger plutôt que de risquer de malmener ses quatre roues. Nous veillons aux nôtres non sans prendre le temps d’admirer à nouveau cette campagne qui nous entoure et ses champs de céréales. Là, les blés blonds sont maculés de rouge. Une nuée de coquelicots s’est abattue sur ces étendues dorées. Un vaste drapeau espagnol se déploie, sang et or.
Dans le ciel bleu pur, deux traînées blanches se croisent. Des avions venus d’horizons opposés ont laissé dans leur sillage une trace maintenant évanescente.

Un canal d’irrigation aérien, peu élevé et construit en béton, traverse ces immenses cultures. La carte nous dit qu’il s’agit du canal de Trasvase, il vient de la mer de Castille.

La belle N400 sur laquelle nous sommes, nous fait grimper entre des sapins, repasser sur la voie du chemin de fer, avant de nous offrir un plat salvateur que nous dévorons à près de trente kilomètres à l’heure. Les genoux montent et descendent, inlassablement, d’un mouvement régulier, millimétré. Au fil des journées de pédalage, nos mécaniques se sont rodées, nos jambes et la machine ne font plus qu’un ; nous avançons machinalement.
Nous sommes encadrés par deux haies de chardons géants. Le matheux qui se trouve derrière moi me précise que les plus hauts dépassent les deux mètres.

Au détour d’une courbe, une vision d’horreur, soudain, en bas, sur notre droite ; c’est effrayant : une imposante cuvette lunaire, grise, vide. Quel contraste avec les paysages de cette matinée ; c’est stupéfiant !
Et que cette ville est laide, perchée sur la colline, face à celle où nous sommes arrêtés, frappés d’étonnement ! Les abords de Tarancón, de ce côté est, font misérable.
Nous plongeons dans le creux ; en bas, nous avons à nouveau une vue qui nous remplit d’effroi.
Pour remonter sur la ville – je l’ai pressenti lorsque nous étions sur la hauteur d’en face – un long raidillon est à franchir. Alors que je force de tout mon poids sur les pédales, je vois à droite, à une dizaine de mètres en retrait, un monument érigé par la población taranconera5 et dédié aux victimes de l’explosion del polvorín6. Celle-ci avait fait plus de trente morts et des centaines de blessés.
Une cuvette lunaire, grise, vide...
C’en est trop pour moi ; mon chargement et le « tic-tic » de mon petit plateau qui perdure – le fort pourcentage l’a réactivé – je mets pied à terre pendant quelques dizaines de mètres.
Une grand-mère, occupée devant sa porte, compatit. Mais non madame !
« ¿ Sube mucho todaviá ? »7, lui dis-je.
Mais je vois que pas très loin, cela s’atténue.
Pour Stéphane, pas de problème ; cette fois, il est loin devant, je le vois, debout sur ses pédales.
Nous cheminons tranquillement dans la ville, il est treize heures trente, ce sera l’heure de se ravitailler. La circulation est gentillette.
Ce n’est pas tout à fait l’heure espagnole pour déjeuner, puisque c’est la sortie des écoles. Sur l’avenida Cervantes, des gamines, cartable au dos, jacassent. Elles portent toutes une jupe plissée grise et un gilet bleu marine.
La ville de Tarancón compte treize mille habitants, elle est la deuxième ville de la province de Cuenca ; nous l’avons vite traversée, d’est en ouest. Au sortir de l’agglomération, une rue tranquille, sans trop de passage, nous rendons visite à Tío Toria8 qui tient une bodega9.
Mon compteur indique soixante-dix-sept kilomètres.

Otra vez dos bocadillos cada uno10.

Ce soir, c’est la rentrée de l’Espagne dans le Championnat d’Europe des Nations de football, l’Euro 2000. Ici, d’après ce qu’on entend à la télé ou ce que disent les journaux, elle fait figure de favori... Elle rencontre la Norvège. Attention aux a priori car la Roumanie, lors du deuxième jour a tenu en échec l’Allemagne, et le Portugal a battu l’Angleterre, contre toute attente.
A la télé, on passe et repasse les plus beaux buts, vus par les Espagnols ; classé premier, celui d’Henry, marqué contre le Danemark ; nos hôtes sont connaisseurs !
Nous ne regardons plus à la dépense ! Après nos deux sandwichs, nous nous offrons un petit dessert, un helado11. La carte propose comme postre12, des borrachos ; c’est une pâtisserie locale, le nom est curieux, borracho signifiant ivrogne !
Comme nous l’avons pensé au départ ce matin, Ocaña sera notre étape de ce soir, soit une cinquantaine de kilomètres à faire cet après-midi, soit environ cent trente au bout de ce mardi, ce qui représente une bonne diminution par rapport à ces dernières journées.

Nous quittons notre bodega après une pause d’une heure et quart ; il est quatorze heures quarante cinq. Avant d’enfourcher nos vélos, j’ai questionné un passant qui passait parce que je ne me situe pas du tout par rapport à la route qui doit nous emmener vers Ocaña et qui est toujours la N400. Il m’a dit de continuer sur l’avenue où nous étions, de prendre à gauche à la rotonda13... Nous y allons en toute innocence, le pédalage pépère.
¡Fatal error !14
Nous nous retrouvons sur l’autovía15 ! Ce sont les grands panneaux aériens qui nous alertent, ils indiquent Madrid : quatre-vingts ! Nous avons dû faire, en toute tranquillité, trois bons kilomètres. Le paysage, dans cette direction, est complètement sec et dénué de vie, vide. Une station-service toute proche nous permet de quitter les voies où le trafic est heureusement faible ; nous roulions sereins, en route pour la capitale... On nous dit de traverser l’autovía et de la reprendre en sens inverse, sortie Tarancón... Il n’y a pas d’autre solution.
Il nous faut traverser les voies montantes, sauter les deux rangées de glissières, en hissant à chaque fois les vélos et leurs chargements par-dessus elles, traverser les descendantes. La visibilité est bonne, vu les longues lignes droites de part et d’autre, le trafic fluide, mais les allures des automobiles sont impressionnantes. « Stéphane, ne perds pas ton sac de couchage ! »
L’allure sera des plus soutenues durant ce retour peu confortable, ras de la glissière, à côté d’automobilistes probablement interloqués.
Coût du détour : huit kilomètres et une demi-heure ! Nous retrouvons avec un énorme soulagement le bon chemin, la bonne direction, les bons panneaux indicateurs.

La route est comme l’horizon, plate et monotone. Se succèdent vignes, oliviers, céréales ; un décor devenu familier.
La chaleur est devenue écrasante ; nous étions avertis.

La nationale est belle et pratiquement nôtre.
Mon 42x15 est encore à l’ouvrage.
Un panneau que nous avons l’habitude de voir, signale le changement de province, nous passons de celle de Cuenca à celle de Toledo, nous sommes aux portes de la Mancha16.
Maintenant, nous commençons à voir poindre, au lointain, où la vue s’arrête, des massifs, ce doivent être les Monts de Tolède.
Depuis que nous avons passé la Cordillère Ibérique, nous sommes sur un immense plateau, fait d’horizons plats mais planté ça et là de quelques sierras. Nous sommes sur la Meseta, le grand plateau central de la péninsule ibérique ; Tarancón que nous venons de quitter est à huit cent dix mètres, c’est l’altitude moyenne de ces horizons, la sierra la plus haute avoisinant les deux mille six cents mètres. Le climat sur cette Meseta est excessif, aussi bien pour la chaleur que nous commençons à découvrir, que pour le froid qui perdure ; le dicton castillan dit « neuf mois d’hiver, trois mois d’enfer ».

Après Santa Cruz de la Zarza, inanimée et rapidement traversée, soit après les dix-sept kilomètres qui la séparent de Tarancón et les huit imprévus, nous ressentons les effets désagréables de la soif. Nous convenons de nous arrêter pour une pause désaltération, dès que possible.
Et cette omoplate gauche qui se manifeste à nouveau, douloureusement.
La nationale déroule ses kilomètres rectilignes, et c’est tout ! La ligne de chemin de fer, maintenant sur notre gauche, en fait autant, mais elle, c’est plus normal.
Ici, ni les voitures, ni les trains, ne gênent le voisinage et ses habitants !
Enfin, une station-service ! Perdue dans les champs de blé et il y a un bar ! Ce n’est pas la cohue aux pompes à carburants. A l’intérieur, la télé est en marche bien sûr, et distille sa publicité.
Stéphane fait son plein, d’eau.
Les deux cocas finis, Stéphane se lance, va voir le barman et lui demande « dos cañas, por favor »17. Il a très bien parlé !
Pour reprendre la route, nous attendons que passe un convoi exceptionnel de deux énormes machines agricoles ou du moins la première, leur allure étant relativement faible. Entre les deux, nous sommes sous bonne escorte, mais plutôt coincés. Je profite de l’amorce d’une légère déclivité favorable pour forcer la cadence et dépasser le gros engin qui nous obstrue la vue. Un peu plus loin, après la pente, je sens, à leur bruit, que les machines gagnent sur nous.
Après dix-huit kilomètres, à nouveau esseulés, nous arrivons à hauteur de Villarubia de Santiago. Le village est à l’écart de la nationale, nous la quittons pour le traverser et voir l’endroit où il était question, en ce mardi soir, de faire halte. C’est un petit village, on en a vite fait le tour et apparemment sans aucune possibilité d’hébergement.
Nous avons confortablement le temps d’aller jusqu’à Ocaña.
Nous reprenons la N400 pour parcourir les treize kilomètres qui nous séparent de notre ville étape du jour.
Les deux gigantesques moissonneuses sont à nouveau devant nous, elles ne sont pas passées par le village, elles ! Nouveau dépassement, puis nous entrons dans Noblejas, petite ville plutôt industrielle. Nous passons des feux, par deux fois, qui sont verts pour nous. Cette fois, les machines sont larguées, elles ont dû avoir moins de chance que nous, aux feux ; enfin seuls !

La route fait une petite bosse, nous revoilà sur la ligne du ferrocaril18 Madrid-Cuenca.

Stéphane qui vient de boire à son bidon, me le tend, inquiet, son eau serait désagréablement parfumée ! Je la sens, elle a une odeur d’hydrocarbures, qui m’est hélas familière ! Tout à l’heure, au bar, il a fait le plein. Lorsqu’il en a bu, dehors à la station-service, il a trouvé qu’elle avait quelque peu goût à essence mais comme il était à proximité des pompes, il a cru que cela était dû aux vapeurs qui s’en dégageaient.
Son eau contient effectivement des produits pétroliers !
C’est bien un plein d’essence qu’il a fait et maintenant, en plein soleil, ça dégage ! Ou si ça n’est pas de l’essence, ce sont les effluents de la station qu’il a récupérés !

Depuis le début de l’après-midi, nous voyageons dans la provincia de Toledo. Le panneau qui l’annonçait comportait le nombre quatre-vingt-cinq, c’était le démarrage du compte à rebours de la distance pour rallier la capitale Toledo. Nous avons égrené trente-quatre kilomètres. Lorsque nous arrivons à Ocaña, le trente cinquième panonceau affiche cinquante. C’est la distance qui nous sépare de la ville étape de demain, en continuant par la N400, ce que nous ne ferons pas.
Notre distance parcourue aujourd’hui se chiffre à cent trente-trois et nous arrivons à une heure plus raisonnable, il est dix-huit heures.
La ville compte six mille cent habitants, ce n’est pas énorme, mais les voitures et autres engins motorisés fourmillent. Nous la traversons, en essayant de nous intégrer au flot de véhicules qui arrivent comme nous par la nationale ; en fait, nous sommes une gêne pour le trafic. Aussi, calle Mayor, nous nous permettons d’emprunter une large voie parallèle piétonne, qui, elle, est peu encombrée. Cela semble ne pas plaire à un automobiliste qui, de la route, en nous dépassant, tout engoncé dans sa carcasse métallique, pousse des vociférations à notre encontre.
« Regarde donc devant toi, prédateur ; de quoi me mêle-je ? »

J’ai deux adresses d’hostal, plaza del Pilarejo19.
Au bout de cette rue centrale, sur la droite, la plaza Mayor. Là, nous mettons pied à terre.
La place est belle, typiquement espagnole ; elle est pratiquement carrée et tout entourée d’arcades. Elle est classée monument historique. Trois de ses côtés viennent d’être restaurés. Nous cheminons sous les arcades.
L’équivalent espagnol de nos syndicats d’initiative est là-dessous ; on nous indique, après que l’on ait précisé le nombre d’étoiles souhaité, la plaza Pilajero où il y a trois hostales en rapport avec notre bourse. Ils en ont un de plus que les deux que j’ai dénichés dans mes recherches hivernales.
C’est dans leur troisième, l’hostal El Descanzo20 que nous nous poserons. Stéphane a repéré ici les prix les plus bas, il a relevé deux mille deux cents pesetas la chambre avec douche. J’acquiesce, bien que celui qui se trouve juste à côté, me paraisse, à première vue, mieux tenu pour un prix à peine plus élevé. Après des palabres que je raccourcis toutefois car elles m’exaspèrent, notre tenancier de ce soir, nous propose sa chambre la plus chère. Toutes celles avec douche, meilleur marché, sont, paraît-il prises ; il ne lui reste que celle-ci, con baño21.

Son prix, de trois mille six cents, reste raisonnable.
Les vélos, ce soir, il va falloir les laisser dehors ! A l’hostal, il n’y a pas possibilité de les rentrer. Il y a un parking, en plein air, mais fermé, de l’autre côté de la rue. Un acolyte de l’hôtelier, oisif, nous accompagne. Il y a effectivement une grande porte, en bois, bien cadenassée, mais le parking à l’intérieur n’est qu’une cour au revêtement terreux. Notre guide, qui est très handicapé pour marcher, connaît quelques mots de français. Il a fait du vélo, et c’est en France, à Lourdes, qu’il a été accidenté ; il s’est fait renverser par un autobus... D’autant plus triste, qu’il me paraît jeune.
Puis il nous fait l’article sur notre chambre, c’est la plus grande, c’est la plus belle, la plus confortable... Il insiste lourdement en nous accompagnant jusqu’à celle-ci.
Le patron doit l’utiliser pour faire du racolage et apitoyer le client...

Il y a un certain luxe originel, dans cet hôtel, mais le manque d’entretien est évident. Dans les couloirs, le bas des murs et des cloisons est revêtu de marbre étincelant ; le carrelage est de toute beauté. Le haut des murs et les plafonds, par contre, présentent de larges cloques.
Notre accompagnateur nous laisse, non sans nous avoir encore vanté obséquieusement le confort de notre belle piaule ; on a la télé... On est en plein dans la ville, tout ça sent la fausseté.

Ce soir, il y a peu de pression à la sortie du flexible de la douche... mais que la salle de bains, avec ses murs faïencés, est luxueuse ! Sont-ce des problèmes d’adduction, ou l’eau se raréfierait-elle, alors que nous nous rapprochons du Sud espagnol ? Il y en a tout de même assez pour nous remettre à neuf.

La télé diffuse du foot, et pas n’importe quel match ! L’Espagne affronte la Norvège, à Rotterdam. Ce sont les derniers instants de la rencontre et le score est catastrophique, il y a un but à zéro pour les Norvégiens ! Les quelques clients présents m’ont l’air désenchantés. Nous attendons la fin du match ; le score en reste là !
« Nous avons dominé mais nous avons manqué de chance », déclare José Antonio Camacho, le sélectionneur ibérique.
« Nous méritons cette victoire. Nous avons beaucoup travaillé sur le terrain et aussi montré du talent, avec des joueurs de grande classe », lance Nils Johan Semb, l’homologue norvégien.
L’hostal ferme à vingt-deux heures trente, du moins pour ce qui est de la partie bar et restaurant, aussi, comme nous avons prévu de manger sur place, on nous a demandé de rappliquer vers vingt et une heures.
Nous avons le temps de flâner dans Ocaña. J’emporte mon appareil photo, la place vue en arrivant vaut bien un retour.
L’hôtel est à l’extrémité de l’Avenida del Generalísimo22, à l’angle de la plaza del Pilarejo. De là, partent la nationale IV pour Toledo et Madrid et la CM4014 pour Yepes.
Yepes est au programme de demain.
L’hostal n’est pas spécialement intéressant comme bâtisse, mais la présence de trois palmiers trapus devant la façade principale, m’invite à prendre une photo. De l’autre côté du carrefour, où je suis posté avec mon appareil, les palmiers sont toujours superbes mais le bâtiment révèle une toiture pitoyable.

Je comprends le cloquage des peintures à l’intérieur, au premier étage. Le toit croule, les tuiles se sont effondrées en plusieurs endroits. Une couverture fait office de bâche sur la partie droite... Elle empêchera les pigeons ou autres volatiles de nicher dans le grenier. Pas beau El Descanzo, mais nous n’avons choisi qu’une étoile et nous ne sommes pas arrivés par les airs !
Pourtant notre chambre est belle !

Sur la Avenida, les camions défilent encore. Nous n’irons pas voir la plaza de toros23, elle est beaucoup trop loin à pied ; nous revoilà sur la plaza Mayor, au centre ville. Les habitations sont identiques sur tout le pourtour : des arcades, deux étages, un petit balcon à chaque porte-fenêtre, des chiens-assis en toiture. La partie restaurée, avec ses volets brun foncé sur les pierres beiges, a beaucoup de cachet. Il y a plus de monde que tout à l’heure.
Les bars sont tous du même côté de la place, c’est le côté ouest, le côté qui se trouve à l’ombre en fin d’après-midi.
A la terrasse de chaque bar, un téléviseur est fixé sur un pilier des arcades. Les parasols sont repliés, les tables sont rouges, les chaises blanches ; nous nous attablons, en bordure de place, au bar Tapita, puisqu’il revêt les couleurs chères au V.C.G. !
Depuis le début de ce périple, je porte des maillots rouge et blanc avec sur le dos le flocage « GIGNAC ». Mais que doivent penser les Espagnols qui essaient de lire cette inscription ? Comment prononcent-ils Gignac dans leur langue ? C’est imprononçable !
Lorsque nous reprenons l’avenue du Généralissime, un afficheur électronique nous indique qu’il est vingt heures dix et que la température est de trente-trois degrés.

Au dîner, nous avons une serveuse extrêmement empressée qui piaffe autour de notre table. La pauvre, elle a la vue très basse malgré ses lunettes monumentales. Elle surveille nos assiettes ainsi que le niveau de la bière dans les bouteilles ; dès qu’il baisse, elle nous demande si on en veut encore ! Pour pouvoir le voir, elle s’approche souvent de nous et chaque fois, avance sa tête au-dessus de la table.
Le niveau dans l’assiette de Stéphane étant au plus bas, celui-ci crie famine ! Le menu du jour ne lui suffit pas ; je demande un deuxième plat de macaronis.

A l’heure du dîner, la Yougoslavie et la Slovénie en décousent, à Charleroi. Après le repas, nous nous installons plus près du poste pour voir la fin du match. Le score final est nul, trois buts chacun. Les Espagnols doivent désormais battre ces Slovènes et ces Yougoslaves qui sont dans leur groupe.

Vingt-deux heures trente, c’est la fermeture des portes de notre hostal, comme annoncé ; les joueurs rentrent au vestiaire ; nous regagnons nos pénates du jour...

Au programme de demain, la seule demi-étape prévue, avec une soixantaine de kilomètres ; nous devrions être à Tolède avant midi. Je ne voulais pas passer dans cette cité touristique, dans cette capitale de la région de Castilla-La-Mancha, ancienne capitale de l’Espagne et ville impériale, sans connaître ses remparts, ses vieilles ruelles, ses pierres martelées d’histoire...
Un après-midi de repos, après neuf journées de pédalage, sera, en outre, le bienvenu.