Mercredi, 7 juin

Une longue journée, une douloureuse décision.



Stéphane dort encore, la chambre est mi-obscure. José est presque prêt, il est en train de se préparer quelques pâtes sur son petit réchaud à gaz ; il a besoin de faire le plein d’énergie. Sa lampe électrique est dirigée sur la casserole, il surveille la cuisson.
Le clocher sonne, sept fois ; ce matin, nous partirons plus tôt qu’hier.
José : « Il souffle encore ! », parlant du vent. Les deux cuissards, dehors, sont ballottés.
Les moteurs ronflent déjà dans la rue.
Ma crevaison d’hier me revient à l’esprit, je n’ai pas réparé ma chambre à air ! Il faudra que j’y pense, il y aura bien un soir plus tranquille...

Départ prudent, à huit heures, après avoir pris notre petit déjeuner au bar, nous avons fait l’ouverture. La route sera longue, José aura-t-il récupéré ?
La température a chuté, et pour cause ! Il fait presque froid, j’ai revêtu le K-way. Nous roulons serrés, je mets à l’abri mon petit monde, en restant devant.
Salles-d’Aude est très proche de Fleury, puis nous passons Coursan et continuons sur Cuxac-d’Aude. Neuf heures trente, Moussan est déserte et tranquille. Les volets métalliques gris de la « Boîte à tifs » remontent ; en face, une boulangerie : petit casse-croûte pour tenir jusqu’à midi.

Et toujours la même tramontane qui nous contrarie.
A Cuxac-d’Aude, je n’ai pas remarqué beaucoup de vestiges des dégâts occasionnés l’année dernière par la crue de l’Aude.

De Cuxac à Moussan, après un petit kilomètre sur la D35, la D369 nous emmène, entre des vignes bien proprettes. Moi qui n’aime pas les mauves quand elles envahissent mon jardin, j’apprécie la petite haie que celles-ci nous font tout le long de cette mignonne route qui n’est probablement utilisée que par les agriculteurs riverains. Quelques plants de fenouils se détachent de ce cordon violacé.
Puis des champs de blé, ils sont bien avancés. Quel changement par rapport à hier, d’autant qu’il me semble que la tramontane faiblit … Mais faiblit-elle vraiment ? Hélas non ! Elle ne disparaît que dans mon imagination …, tellement je l’exècre !

Finies les étendues plates, le paysage se vallonne. Nos routes contournent Narbonne par l’est.
En descendant sur Montredon-des-Corbières, nous faisons un bout de chemin avec des hirondelles qui se plaisent à nous frôler.
Sur notre tête, l’autoroute de Carcassonne, puis sur notre gauche une petite route qui mène à l’abbaye de Fontfroide. Des vignes, des collines, collines qui s’élèvent et deviennent rocheuses. Que de routes des vins dans ces Corbières !
José est attardé, le vent qui n’a pas vraiment faibli, le ralentit considérablement.

Nous voilà à Saint-André-de-Roquelongue, à une heure avancée de la matinée, là où il était prévu de faire étape hier soir. Comme promis à José, nous nous mettons à la recherche de madame Griffoul qui demeure domaine Albarel et à qui nous voulons de vive voix dire nos excuses. Huit cent cinquante habitants dans ce village mais les Griffoul sont foule et tous plus ou moins parents et presque tous propriétaires de gîtes ruraux ! Il y a le Jérôme, l’André, Paul et les autres... Quant au domaine Albarel … ; après deux tours complets du village et de Griffoul en Griffoul, nous nous retrouvons bredouilles. Maintenant, il faut décamper. Il n’est pas possible que par l’intermédiaire de tous les Griffoul qu’on a vus et à qui on a expliqué notre quête, notre hôte ne soit pas informée de notre passage...
Devant l’école, des parents, des grands-parents, ça va être la sortie des petits Griffoul, il y a peut-être là pépé Jérôme ou mémé ... Il ne doit pas être loin de onze heures trente.

La minuscule D423 traverse le village de Montséret, tout aussi minuscule, et devient D123 mais pas plus large, avant de se jeter sur la D611, nouvelle route des vins. Le parcours est bosselé, sans atteindre toutefois des sommets et le Relais Saint Victor à Ripaud vient à pic, un relais sympathique au croisement des deux D611. Là-bas, sur la gauche, du côté de la mer, à quatorze kilomètres, il y a Sigean et sa réserve.
Le buffet copieusement garni de hors-d'œuvre nous rassasie dans un premier temps. Avec le reste, nous serons bien repus.

Plus dure sera la route, elle monte tout de suite ; en sortant, le soleil nous surprend, Stéphane se protège en s’enduisant de crème.

Durban-Corbières, Villeneuve, toujours des Corbières, nous poursuivons par la D611. Les vignobles réputés de Fitou nous sont signalés là-bas à flanc de colline ; pas étonnant que les vins produits ici soient si généreux, si charnus.
Si la population est rare, les couleuvres doivent grouiller dans ces pierres qui nous entourent, de gros cadavres jonchent la route.

Quand deux paires de lunettes s’emberlificotent les cordons et que des grosses mains gantées essayent de désembrouiller le tout..., ça fait râler le René ! J’ai des problèmes avec mes lunettes de soleil et mes lunettes de vue que je porte, les unes sur le nez, les autres suspendues autour du cou, tantôt pour la route, tantôt pour lire la carte. Leurs cordons se croisent et se recroisent parfois et comme il m’arrive de faire ça en roulant, et donc sans lunettes, forcément, la situation est embrouillée et peu confortable.
Dorénavant, je fixerai celles de soleil sur ma tête, avant de porter à mes yeux celles de vue, les fils ne s’entortilleront plus.

Cet après-midi, j’aperçois quelques vestiges des inondations de l’automne dernier. La route longe la Berre, elle a dû forcir aussi, encore des arbres déracinés, son lit est mouvementé. Un héron, c’en est véritablement un, décolle ; il vole le cou replié entre les épaules, nous l’avons dérangé dans sa partie de pêche. Tantôt des paysages tourmentés, rocailleux et sauvages, tantôt des ceps prospères ; nous nous élevons, au col d’Extrême, à deux cent cinquante et un mètres.

Le macadam porte des inscriptions, blanches : « ALLEZ LINO » ; j’ai un doute..., non il ne s’agit pas de Lino, l’ami de Georges, croisé hier du côté du Mont Saint Clair, il s’agit de Pascal, le cycliste. Elles doivent dater de l’année où il brillait dans le Tour de France, sous son maillot jaune inespéré ; je ne me souviens plus laquelle.

Dans la descente de l’Extrême, où je me laisse aller, je m’aperçois soudainement que je suis seul, je ne vois personne au bout de la longue ligne droite derrière moi ! Je fais demi-tour, inquiet de tant d’écart. Les voilà ! José a dû s’arrêter pour récupérer sa béquille ou plus exactement celle de son vélo ; les vibrations ont eu raison du boulon qui la fixait. Il n’est pas surpris ; le mécano qu’il est, n’a pas mis de « frein filet » lors du montage.

Sur les portions plates, nous roulons groupés ; dès que la route s’élève, l’écart se creuse entre José et le fidèle Stéphane et moi qui vais en éclaireur.

Au château de Nouvelles ; on aperçoit les hauteurs du massif pyrénéen, des hauts sommets coiffés de blanc, probablement le massif du Canigou.
Tuchan est devant nous, en bas, blottie au pied du mont Tauch nu et désert. Le premier garagiste, à l’entrée de la ville, ne veut pas lâcher son téléphone, on s’arrêtera chez le prochain. Il faut continuer jusqu’au hameau suivant.
Cette fois la béquille ne se desserrera plus.

Château de Quéribus, château de Peyrepertuse, château d’Aguilar, que de châteaux aux alentours ; ces Cathares avaient de drôles d’églises.

A Estagel, pays natal de l’astronome et physicien François Arago, après un petit bout de route sur la D117, la D611 devient 612 et s’élève à nouveau.
Nous passons le col de la Bataille, pas très haut, avec ses deux cent soixante-cinq mètres, mais la montée, toute en lacets, ressemble à celle d’un vrai col.
Cette ascension est une première, l’occasion sérieuse de tester mon nouvel équipage. Il se confirme que je ne peux pas décoller mon arrière-train de la selle, j’ai trop de ballant à l’arrière, dû à un trop haut centre de gravité. Ma machine, au départ, n’est pas conçue pour être randonneuse, le porte-bagages que je lui ai rajouté est inadéquat.
Des vignes, des deux côtés de la route, je vais allègrement entre celles-ci, le pourcentage est modéré, pas de quoi faire rougir mon vingt-six dents, et puis le dernier tronçon qui va nous mener droit à la frontière est juste derrière, il me donne des ailes !
Avant d’attaquer la descente vers Millas, j’attends José et Stéphane. Je suis vraiment inquiet, nous n’avons pas encore entamé les grosses difficultés et José n’a pas l’air d’avoir récupéré. C’est la fin de l’après-midi, on n’aura pas rattrapé ce soir le retard d’hier, on en a trop pris. L’étape prévue est Thuès-entre-Valls, après Olette ; resterait encore une soixantaine de kilomètres.
Nous ne coucherons pas à Thuès, tant pis pour les arrhes que j’ai envoyées.

A Millas, le « tango » est de rigueur, au premier bar. Je demande à José si on prolonge un peu plus ; il acquiesce mais je sens bien qu’il ne faudra pas trop tarder à en finir pour aujourd’hui, nous en sommes à cent vingt kilomètres.

De Millas à Ille-sur-Têt, nous empruntons la D916, parallèle à la nationale 116 qui relie Perpignan à Bourg-Madame. Puis nous continuons sur cette grand route.

A Vinça – nous en avons rajouté quinze – nous cherchons un hôtel pour arrêter là. Il y en a bien un, mais il est fermé. Un espoir à la sortie du village, mais cette auberge ne fait pas hôtel ! Va-t-on devoir sortir le sac de couchage ?
Moi je ne suis pas très chaud, d’autant que Prades n’est plus qu’à neuf kilomètres, mais je suis conscient que José doit en avoir « ras la patate »...
On va avancer un petit peu plus, en espérant trouver au plus tôt.

Un long et large plan d’eau, sur la droite de notre N116 ; depuis Vinça, la route monte, lentement mais sûrement.
Je peste contre l’absence de piste cyclable sur cette grande voie ; heureusement, la circulation est modérée. Mais que voient-ils de ces trois cyclos fatigués, ces conducteurs avides de vitesse ? Et celui-là qui passe en trombe, sans daigner lever le pied, mais c’est un chauffard !

¯ Y’a les bandes blanches qui défilent
Et la vie qui s’accroche à un fil
Tu es dans la zone rouge du compteur
Mais tu ne t’occupes plus des couleurs
Il faut surtout pas que tes mains tremblent
Y’a les troncs des arbres qui t’attendent
Même dans les passages difficiles
Y’a les bandes blanches qui défilent

Y’a le vent qui siffle sous les tôles
Et le cri des pneus quand tu décolles
Et derrière toi la nuit qui retombe
Sur le sillage étroit de ta bombe
Est-ce que c’est ton coeur
Qui fait hurler la machine
Ou bien le moteur
Qui bat dans ta poitrine
Et qui propulse ton projectile
Entre les bandes blanches qui défilent

Chauffard, chauffard !
Tu vois le monde autour dans des brumes liquides
Et c’est pour ça que tu cours toujours sur la voie rapide
Chauffard, chauffard !

Toi t’es un chauffard ¯

La circulation ne nous aura pas du tout gênés tout au long de la journée, sur des routes écartées de la folie des automobiles. Mais cette nationale, il m’était difficile de l’éviter, l’objectif étant, après les Corbières, de passer au plus direct la frontière.

Depuis quatre kilomètres, de l’eau ; c’est la Têt qui prend ses aises. Au bout du plan, au bout du jour, la fin de nos soucis, en bordure de route, l’auberge d’Eus, au sortir de Marquixanes, à peu de distance de Prades. Plutôt luxueuse l’auberge, plutôt déserte mais le prix est intéressant, la chambre pour trois nous coûtera deux cents francs.
Il est vingt heures quinze, nous avons parcouru cent quarante-six kilomètres sur un peu plus d’un tour de cadran.
Pour nous remettre de notre recherche désespérée et tardive, nous revoilà au bar devant une bière salvatrice. L’hôtelier, qui est seul apparemment, n’est pas trop chaud pour nous accompagner à la chambre. Il préfèrerait que l’on dîne avant ; nous le comprenons volontiers … Si on monte, on prend la douche et on ne revient pas avant vingt et une heures dans le meilleur des cas, et plus tard se terminera le repas. Il a très envie d’en finir pour aujourd’hui, lui aussi.

José, grave, nous assène sa décision, il arrête son périple là !
Il nous dit qu’il préfère stopper maintenant, avant le passage des Pyrénées, pendant qu’il est en France, plutôt que d’être obligé éventuellement, plus avant dans le voyage, de rebrousser chemin, dans un pays dont il ne parle pas la langue, et un peu plus épuisé... Des trois que nous sommes, je suis le seul à me dépatouiller en espagnol, j’en ai surtout une bonne compréhension.
Je sais qu’il a souffert hier contre la violente tramontane, avec son lourd et surtout volumineux chargement, que cela s’est aggravé aujourd’hui avec le début des bosses cet après-midi, et avec encore du vent contraire ce matin.
Il a réalisé qu’avec cette lassitude initiale, ça lui serait dur de tenir encore onze jours sur des routes sûrement plus difficiles, il sait aussi que nous sommes assez coincés par les délais.
Ça a dû commencer à effleurer son esprit hier soir et il a probablement ruminé sa décision tout aujourd’hui ; le rêve se casse au moment où il va être vécu... Sa résolution n’est pas irréfléchie et elle est irrévocable ; ma proposition de nous accorder une demi-journée de repos demain matin et de ne faire qu’un petit bout de route l’après-midi n’a pas eu son approbation.
J’admire chez José sa droiture, sa franchise ; il prend une dure et sage décision.
Roger n’a pas pu partir, maintenant c’est José qui ne veut pas prendre le risque de poursuivre, je suis peiné ; mais je me dois de continuer.

Nous ferons ce voyage à deux.

Dans la grande salle à manger, immensément calme, nous sommes seuls, servis comme des princes. José a tenu à nous offrir ce dernier repas, il nous propose le « menu du Roussillon ».
L’abondance de la conversation m’épate réellement, mes deux compagnons n’arrêtent pas ; Stéphane nous raconte son service militaire en Allemagne, José nous parle de l’Algérie puis ils en viennent à l’éducation des enfants...
De temps en temps, je lorgne sur l’assiette de Stéphane, elle est toujours aussi longue à se vider. Il parle, il parle et de plus il mange lentement. J’écoute, mais j’ai tout le loisir de regarder à travers la fenêtre.

Les contreforts pyrénéens sont assombris mais le ciel qui les enveloppe est d’un bleu clair limpide, des filaments rosés l’illuminent. Il est pourtant vingt et une heures quarante-cinq. Un champ de jeunes pêchers en contrebas, nous en avons vu souvent cet après-midi, leur feuillage agité m’indique qu’une légère brise souffle de l’est ; si celle-ci se maintient jusqu’à demain, ce sera bon pour nous, pour monter vers Mont-Louis.

Ce soir nos vélos vont coucher dehors, ils seront à l’abri des regards derrière la haie, l’antivol que m’a prêté Roger fera son office, il lie les trois.

Nous récupérons nos bagages laissés dans le hall, il est vingt-deux heures quinze lorsque l’hôtelier nous conduit à notre chambre.
L’hôtel est désert, rares doivent être les clients en cette période ; à l’étage, dans le long couloir, ma tête, la plus haute du groupe, se prend dans les toiles d’araignée ; je suis, en outre, contraint de me les traîner jusqu’à la chambre, mes mains étant affairées à mes bagages.
On est vraiment hors saison, ici, du côté de Prades.

J’ai cuit un peu plus aujourd’hui, malgré l’écran total de Stéphane. J’ai tout vidé ce soir, je n’ai toujours pas trouvé mon tube de crème solaire, il a dû rester aux Piellettes.
Dans ma trousse de toilette, le tube de pommade anti-inflammatoire est bien là ; lui aussi craint le soleil, il a beaucoup sué ; quelle bonne idée que le petit sachet plastique, les débordements n’ont pas été bien loin !
Stéphane s’est rasé, le matin il n’est pas très disponible. Demain il va falloir que j’essaie, quand bien même la grille de mon rasoir soit déglinguée, de me refaire une façade présentable. Je ne veux pas avoir l’air d’un bandit de grand chemin, on rentre en Espagne. En route, trouverai-je une grille de rechange ?

Après la douche, enfin le lit... il est onze heures trente. L’eau s’est adoucie ce soir, elle élimine difficilement le savon, nous sommes en montagne.
Dans une chambre d’hôtel pour trois, il y a en principe un lit à deux places et un petit ; je ne demande plus à Stéphane s’il veut coucher avec moi ; troisième nuit dans le même lit.

Je n’ai pas fermé les volets, la lumière nous réveillera demain matin, au cas où. De l’autre côté de la Têt, sous le ciel clair, le pittoresque village d’Eus accroché à la roche et surplombé par un château, est tout illuminé.

J’ai de plus en plus envie d’aller de l’avant dans cette chevauchée.