Lundi, 5 juin 2000

En route pour Aigues-Mortes, sous bonne escorte.



Huit heures, Maison Carrée de Laure, ils sont venus, ils sont tous là.
Il y a même Dédée, les deux Michèle avec des appareils photo plein les bras. Avec Stéphane, nous sommes les derniers à rejoindre le groupe. Un peu de stress pour arriver à tout caser dans mes trop petites sacoches hier soir et charger la monture ce matin, mais nous voilà le coeur battant, le projet est maintenant réalité.

Roger est là bien sûr ; il a tenu, ne pouvant faire ce voyage, à nous accompagner, en cette première journée. Avec lui, l’inévitable René, celui des Bas de Laure ; son pote l’ariégeois, le p’tit Robert ; François, le spécialiste de la diagonale, genre Brest-Menton ou Dunkerque-Perpignan, lui aussi avait envisagé un moment faire partie de l’équipée mais il a préféré les Etats-Unis à l’Espagne ; Maurice, le boute-en-train malgré les faiblesses de son palpitant ; André, le Grec des Chicolles et son beau vélo ; Dédé le président, sa voix tonitruante m’a averti depuis quelques dizaines de mètres qu’il était là. Le V.C.G. est venu en nombre faire un brin de voyage, en ce premier jour.

L’écurie « Peugeot » est en force sur cette ligne de départ, avec la costaude randonneuse de Stéphane, la fière monture de Roger et ma « Vanoise », tout de même plus racées que l’engin de notre beau militaire. Cela n’échappe pas à Dédé et les plaisanteries sur la marque chère à Roger vont bon train.

La compagnie des trois partants et de leurs sept accompagnateurs s’ébranle, direction Martigues, puis Fos, par une route qui nous est familière parce qu’empruntée maintes fois lors de nos parcours dominicaux. Une frayeur, au sortir de Port-de-Bouc, en bas d’une courte mais brutale descente qui nous fait passer sous un pont, un grand bruit de sacoches : José n’a pu éviter un trou et la secousse est violente, ses lourds bagages arrière ont dû faire un aller-retour vertical de quelques centimètres, dans un bruit effrayant. Un arrêt vérification s’impose : plus de peur que de mal, tout est en ordre apparemment ; mais peu après, un resserrage du dérailleur arrière sera nécessaire. José est paré, côté mécanique.

Il nous faut maintenant éviter le plus possible la voie rapide 568 pas vraiment adaptée aux bicyclettes. Roger, aux avant-postes, nous en maintient éloignés le plus longuement possible mais pas moyen d’éviter certains tronçons. Enfin, les abords de la Crau, à l’extrémité du lourd complexe industriel fosséen, et, Carrefour de la Fossette, direction Port Minéralier par la N268 où je crois pouvoir cheminer plus paisiblement. Fatale erreur !
Nous sommes un lundi matin sur la route nationale qui mène de Fos-sur-Mer et, entre autres, de ses raffinerie, aciérie, industrie chimique, cimenterie, à Port-Saint-Louis du Rhône ainsi qu’aux terminaux minéralier et méthaniers, autres aciérie et électrométallurgie de l’aménagement portuaire.
Sur cette grande route, nous roulons les uns derrière les autres, il n’est pas question de sortir de notre petite bande « cyclable ».
C’est un défilé incessant de camions ; tout ça va vite, beaucoup trop vite …
Ils ont le souffle court et chaud ; leur passage me fait vaciller. Il doit en être de même pour Stéphane et surtout pour José, nos sacoches offrant une plus grande prise au vent. Qu’ils arrivent de face, ou bien qu’ils nous dépassent, mon maillot qui est assez lâche, est soulevé par le souffle de ces monstres. Ma direction flageole, la sacoche de guidon offre également une bonne prise, mes bras sont comme figés sur le cintre. L’oreille attentive au bruit des moteurs qui arrivent sur nous, les yeux fixés sur ma gauche, je n’ai pas trop le loisir de m’attarder sur le salin du Caban qui s’étend sur notre droite ; peu ragoûtant.
Des poids lourds, trop de poids lourds et des voitures, toujours autant de voitures...
Sortir vite de ce traquenard.
Le ciel gris, gris bleu de cette matinée en rajoute à l’appréhension du jour, l’inquiétude du départ.

Nous en finissons avec cette N268 pour faire un bout de chemin sur la D35, plus calme ; Port-Saint-Louis reste sur notre gauche, au bout du Grand Rhône. Encore plus tranquille, la D36 vers les Salins du Midi ; disparus les monstres vrombrissants ; un véhicule plus sympathique sur notre route : le bac de Barcarin nous dépose à l’entrée de Salin-de-Giraud. Peu de voitures avec nous sur ce bac, qui a vite fait la traversée de ce Rhône, même s’il s’agit de son grand bras, ce vieillard impénitent termine sa course un peu plus loin.
Nous ne faisons qu’effleurer Salin et ses salines. Cette fois, on y est dans le voyage, on a quitté les chemins battus pour prendre des routes jamais pratiquées, on s’engage sur les routes de la Camargue.

¯ Et pour pas que des fous nous renversent
On prenait les chemins de traverse
Même s’ils ne sont jamais les plus courts
...
Et quand la nuit va tomber
Sur la voie ferrée
On sera bien loin de la ville ¯

Plutôt que de prendre la D36C vers le Paradis, Salin-de-Badon et Villeneuve, qui nous aurait fait longer l’étang de Vaccarès, comme je l’avais prévu sur mon parcours initial, nous allons continuer sur la D36 ; sur celle-ci seule, nous pouvons espérer trouver, aux alentours de midi, un bistrot qui nous accueille, en l’occurrence ce sera au village du Sambuc. C’est René qui me l’a suggéré ce matin, au départ de Laure, préoccupé par leur retour cet après-midi sur Gignac ; nos accompagnateurs du jour ont prévu de continuer déjà jusqu’à Arles ; après, la route sera encore longue, plus longue que le trajet de ce matin, et le vent qui nous a poussé, il faudra qu’ils le remontent. J’apprendrai ce soir que le retour aura été très pénible...

Le bar, le « Flint », du village typiquement camarguais du Sambuc, nous accepte, nous et nos sandwichs, sur sa terrasse ombragée. André, le Grec des Chicolles, est affamé, depuis une paire d’heures, il grommelle ; il se jette sur ses deux longs casse-croûte qui doivent dépasser les trente centimètres, avant même que Dédé, l’Italien du Thoès, ait commandé les pastagas.
Dédé et son bagou nous sortent de la grisaille du temps, nous font oublier le trop encombré parcours fosséen - port-saint-louisien.

Le repas nous détend tous. René prend son temps ; Stéphane encore plus, les cafés sont servis, il n’en est qu’à son sandwich au saucisson, en a-t-il pris un comme moi, ce matin à la maison, au fromage ? Certainement ! En tout cas, il doit lui rester encore sa banane !
Stéphane est arrivé il y a quatre jours et a pu récupérer de sa première et colossale étape.
Dédé active la cadence, maintenant, ce qui les attend est moins rigolo. Ils sont plus loin du terme de leur journée que nous du nôtre.
Quelques kilomètres encore ensemble, sur ce plat pays qui n’est pas loin du mien, avec un vent toujours « porteur » jusqu’au croisement avec la D570 ; là, nos routes se séparent.
Je sens Roger très ému en lui serrant la main au moment de nous quitter, je le suis aussi ; les yeux s’humidifient. José me dira après, qu’il a ressenti la même émotion chez Roger. Je renouvelle mes recommandations à Maurice, son palpitant ne suit pas parfaitement ses efforts inconsidérés.

Pour nous trois, le voyage commence.

Des marais, émergent d’immenses nappes vertes ; ça et là, des aigrettes. Un vol de flamants par-dessus la route, le dessus de leurs ailes est écarlate ; les marais frémissent, les roseaux ploient toujours dans le bon sens …
C’est sur un pont cette fois, près de Sylvéréal, que nous franchissons le Petit Rhône ; lui, de ce côté du delta, va à sa perte, près des Saintes-Maries-de-la-Mer.

Il est à peine seize heures lorsque nous arrivons au pied des remparts de la ville d’Aigues-Mortes.
Histoire d’attendre la propriétaire de la chambre d’hôte située rue des Travailleurs, hors des remparts, histoire aussi de réhydrater nos corps desséchés par le vent, nous contemplons, attablés sur la terrasse du premier bar à l’intérieur des fortifications, nous contemplons huit cents ans d’histoire et les murs de six mètres d’épaisseur de la Tour de Constance.

Cent vingt-sept kilomètres en ce premier jour, nous avons dû faire une assez bonne moyenne, vent arrière, platitude et rectitude des routes aidant.

L’entrée est étroite pour rentrer nos larges montures chez madame Bertocci, il nous faut décoincer le petit battant de la porte qu’elle ne doit pas souvent ouvrir, le vélo qu’elle utilise pour faire ses courses a aussi des sacoches mais de moindre envergure. Même tout grand ouvert, José est obligé de débâter ; ses volumineuses sacoches ne passent pas !

La douche révèlera les effets d’un soleil pourtant qu’entr’aperçu dans le ciel nuageux de cette première journée : premier marquage au rouge. Un grand badaboum derrière le rideau du recoin bains, Stéphane s’est retrouvé les quatre fers en l’air dans la baignoire ; plus de peur que de mal !
Un autre constat : il ne m’a pas été possible de soulager la peau de mes fesses ; je ne peux pas prendre la position dite « en danseuse », mon barda arrière balance trop, d’autant que mon porte-bagages est plutôt haut perché.
Au démarrage, ce matin, j’ai ressenti des secousses au guidon pendant quelques minutes, puis plus rien.

La dame d’à côté trouve les moules beaucoup trop salées, elle rouspète auprès du serveur. La place Saint Louis de cette belle enceinte médiévale qu’est Aigues-Mortes est complètement recouverte de tables, de chaises ; elle est entourée de restaurants qui ont étalé leurs terrasses... La foule n’est pas encore là … quelques touristes étrangers, en ce début juin.
José et Stéphane ont choisi le riz à la gardianne, à l’hôtel des Voyageurs où nous sommes attablés ; comme cette céréale ne me convient pas vraiment, j’ai pris une entrecôte-frites. José n’aura pas le supplément de riz qu’il a demandé, ici, la portion est congrue.
Après ce repas frugal, nous nous retournons chez notre hôte. Il est vingt et une heures, la température affichée sur les remparts est de vingt-cinq degrés, la nuit sera douce.

Une chambre pour trois, au dix rue des Travailleurs, avec un lit une place et un lit deux places ; je propose à Stéphane de partager la grande couche … Elle n’est pas la plus longue. Dès que je suis allongé, j’étire ma carcasse ; mes pieds dépassent du lit d’une dizaine de centimètres.

La maison de madame Bertocci est ancienne et décorée outrageusement : tableaux, bronzes, sculptures. Une naïade aux seins nus me domine ; dessous, suspendue, la chemise de José qui a eu droit à sa première lessive.

Ne pas prendre du retard sur le sommeil, ne plus me poser de questions, maintenant, c’est parti ; dormir … ce sera un voeu pieux.