18 octobre 2001.

La grille de mon rasoir est à nouveau endommagée. Elle n’est pourtant pas trop ancienne ; je me souviens très bien, la dernière fois que je l’ai remplacée, c’était l’année dernière, en juin.
Le modèle réduit de savonnette qui se trouve dans le même tiroir que le rasoir et dont l’emballage blanc porte les inscriptions « Restaurante Hostal MARIBLANCA 35 00 44 SACEDON (Guadalajara) » s’associe maintenant au rasoir ; ils m’apostrophent tous les matins.

Je m’étais promis d’essayer de raconter mon escapade à bicyclette, voyage itinérant à travers l’Espagne, fait en juin 2000.
Depuis, j’allais de report en report. Aujourd’hui, en cet après-midi de repos, pluvieuse, je me lance enfin. Les jours s’en vont, les paroles s’envolent, les écrits restent. Je vais visionner le film de ces quelques journées, le fixer en un petit récit, pour en faire profiter mes plus proches.
Je dispose d’un tas de notes dont quelques-unes prises sur ces petits essuie-mains, genre papier cigarette, que l’on trouve dans les bars, prises ça et là sur la route, à la moindre pause ou en fin d’étape, d’un itinéraire détaillé, de copies de cartes comportant une route surlignée en rouge, de factures d’hôtels...


Ce voyage a commencé bien avant d’enfourcher ma bicyclette.
La lecture d’autres récits, l’observation des cartes, ont fait naître les premiers rêves. Puis les recherches sur internet, durant de nombreuses soirées hivernales, m’ont permis de préparer longuement et méticuleusement cet itinéraire à travers le centre de l’Espagne.


¯ Ma liberté
Longtemps je t’ai gardée
Comme une perle rare
Ma liberté
C’est toi qui m’a aidé
A larguer les amarres
Pour aller n’importe où
Pour aller jusqu’au bout
Des chemins de fortune
Pour cueillir en rêvant
Une rose des vents
Sur un rayon de lune ¯

Las du parcours journalier, dans ma petite auto, sortir du cadre de son pare-brise, envie de partir, soif de longs parcours, besoin de solitude, de ciels bleus, de soleils, changer d’horizon, envie de Sud ; puis un défi pas du tout anodin de Cécile : « Tu n’as qu’à y aller en vélo, toi ! ». Cécile revenait de Grenade, après son année de licence, éprise de la belle et douce cité arabo-andalouse et désireuse d’y retourner.
Il n’en a pas fallu davantage ; mais Cécile restera à Paris, études obligent.

Et puis mon tour de France d’il y a cinq ans, où j’ai fourbi mes armes, est si loin...

Je prévois dans un premier temps le départ vers la mi-mai ; il vaut mieux quand même éviter les grosses chaleurs de juillet et août.
José, à qui j’ai parlé en premier de ce projet, lors de la traditionnelle sortie de Pentecôte du Vélo-Club, un an avant, avait tout de suite acquiescé. Roger, cyclotouriste impénitent, de retour de sa balade en camping-car, ne s’est pas fait prier. En 98, ils ont rallié, tous les deux, Calpe dans le sud de l’Espagne, puis retour, soit deux mille quatre cents kilomètres, par le bord de mer.

Notre projet va vaciller tout de suite. Emilienne a des ennuis de santé, Roger espère que cela s’arrangera ; mai est encore loin. Michèle se casse la cheville, en février ; l’immobilisation puis la rééducation portent en mai...
Il faut dire que Michèle est indispensable, le retour est prévu en voiture et c’est elle qui doit descendre avec Emilienne pour nous remonter.
Si Michèle est rétablie, aura-t-elle récupéré totalement l’usage de sa cheville pour conduire sur un parcours de mille quatre cents kilomètres, même en plusieurs étapes ?

En avril, la sentence tombe : il n’est pas question qu’Emilienne fasse le voyage, il n’est pas question qu’elle reste seule non plus ; Roger ne viendra pas.
Aurélie nous tire d’affaire, elle se dévoue pour accompagner sa mère, elle peut abandonner la fac de Luminy et ses calanques quelques jours – ses cours sont terminés – et puis un voyage en Andalousie...
Pourtant notre groupe s’était renforcé, entre temps, en mars. Stéphane, une connaissance de Cécile, a demandé s’il pouvait se joindre à nous. Divisez mon âge par deux, c’est le sien ; lui est en Allemagne où il remplit ses obligations militaires. C’est un cyclo angevin expérimenté, il a rallié la Suède par la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne … en solo. C’est un boulimique des kilomètres, c’est impressionnant ce qu’il peut avaler par jour, mais un voyage en Espagne, seul, la méconnaissance de la langue, il a sauté sur l’occasion pour le faire, accompagné.
Nous devions donc partir à quatre, nous partirons en trio.

¯ Loin des villes soumises, on suivra l’autoroute
Ensuite on perdra tous les nords
On laissera nos clés, nos cartes et nos codes
Prisons pour nous retenir
...
Y’a que les routes qui sont belles
Et peu importe où elles nous mènent
...
On n’échappe à rien pas même à ses fuites
Quand on se pose on est mort
Oh j’ai tant obéi, si peu choisi petite
Et le temps perdu me dévore
...
Un jour on partira ¯

Le tracé que j’ai prévu, au départ de Gignac, avec passage de la frontière à Bourg-Madame et puis direction Granada par le centre du pays, compte mille sept cents kilomètres, n’empruntera que les petites routes et évitera les grandes villes. Je prévoyais dans un premier temps, ingénument, des étapes de cent cinquante kilomètres, donc un voyage en une dizaine de jours. Les conseils avisés d’un Roger expérimenté me feront prévoir des étapes de cent trente pour une durée totale de quatorze jours ; il est vrai que nous serons chargés, nous partons équipés de nos sacoches, et sur un parcours assez accidenté. C’est un délai maximum pour Stéphane qui doit pointer à sa caserne allemande, sa permission étant toute limitée et lui, descend d’Allemagne à Gignac, en pédalant !

J’arrête la date du départ au cinq juin. Quatorze jours devraient nous amener à Granada, le 18 juin.

Il ne reste plus qu’à équiper les vélos. José se charge du mien aussi ; je disposais de garde-boue et d’une sacoche de guidon, j’acquiers un porte-bagages arrière, une paire de sacoches de trente litres (les « Caldera » de chez « Chapak », s’il vous plaît !) et un deuxième porte bidon.
Au total, mon vélo supportera mes quatre-vingt-un kilos, environ huit de bagages à l’arrière dont un sac de couchage pour le cas où l’hébergement nous fasse défaut, peut-être deux au guidon dont l’appareil photo, soit une dizaine de kilos de plus que ce qu’il charrie d’habitude.

J’emporte aussi, en plus du matériel habituel de première urgence (clés plates, allen, clé à rayons), deux paires de rayons de rechange, des patins de freins, un boulon de blocage de selle, un câble de frein arrière, un câble de dérailleur, quatre chambres à air et le nécessaire de réparation, un pneu souple. Je me constitue une petite pharmacie qui contient, entre autres, crème anti-irritation, anti-inflammatoire, pansements « compeed », des comprimés d’ « hydroclonazone » (chloramine) pour éventuellement décontaminer l’eau de boisson... (nous n’aurons pas l’occasion de nous en servir).

Je crois que j’ai passé plus de temps dans mes recherches sur le web espagnol, sur les cartes, que pour me préparer physiquement ; depuis janvier, mon compteur totalise à peine mille neuf cents kilomètres.
Il était essentiel de bien tracer ma route. Le parcours est maintenant ancré dans ma tête.


Estas carreteras1, longuement pensées, con algunos bocadillos2, peaufineront mon endurance, au fur et à mesure !


bbb



Merci, pour leur participation, dans l’ordre d’apparition, à :

Georges M. ; Jean-Jacques G. ; Francis C. ; Georges B. ; Annie C. ; Nicolas P. ; Jacques B. ;

et, pour ceux qui se sont glissés incognito dans le récit de ce voyage, les clandestins : un reconnaissant « coucou ! ».